Hésitations au sujet de l’aide médicale à mourir

«Nous ne sommes pas ici pour sauver des vies. Nous sommes là pour pratiquer la médecine.» – George Bernard Shaw, Le dilemme du médecin (1906)Je vous promets que mes hésitations n’ont rien à voir avec des convictions religieuses cachées. Vous avez besoin d’un avortement? Je ne le pratique pas moi-même, mais je vous orienterai vers un confrère; si vous le souhaitez, je m’en occuperai. Il suffit de signer le formulaire «Santé maternelle en danger» et le tour est joué. Donc, honnêtement, je n’ai aucun blocage lié à une religion quelconque.C’est juste que je viens d’une famille de médecins. Nous plaisantons souvent en disant que nous avons plus de parents médecins que de patients. Par exemple, rien que dans mon entourage immédiat: ma mère, ma fille et moi… Rien que là, nous sommes trois, et la liste s’allonge de dizaines d’autres si l’on compte tous les cousins.Cela signifie que notre famille a pour mentalité de servir et protéger. Nous partageons entre nous des anecdotes sur les urgences: sauver un œil ou un membre, réanimer une personne après une crise cardiaque, faire respirer un nouveau-né ou empêcher une hémorragie intracrânienne de s’aggraver. Nous avons tous déjà sauvé une vie, ou lorsque nous n’avons pas pu le faire, nous avons héroïquement essayé.Nous considérons qu’un nerf coupé est une tragédie, qu’une ablation partielle du côlon est une condamnation à perpétuité ou qu’une opération des yeux ratée est un désastre. C’est ainsi que nous pensons. Et nous avons tellement réfléchi à la manière de protéger vos reins, vos vaisseaux sanguins, vos os et votre foie, que c’est devenu notre priorité par défaut. Tout au long de notre carrière médicale, nous n’avons entendu parler que de la qualité de vie, et non de la qualité de la mort.De plus, notre vision générale des personnes âgées en Asie du Sud est la suivante: nous ne souscrivons pas à l’idée de mettre au rebut nos aînés une fois que leur capacité productive ou leur utilité est épuisée. Les compagnies de résidences pour aînés, qui veulent tirer profit de ce marché, ne comprennent pas cela.Mais les temps changent. Les médecins sont désormais autorisés à tuer, à vous offrir «une mort confortable et digne». Il faut faire preuve d’une grande gymnastique intellectuelle pour intégrer cette nouvelle sanction sociale, mais c’est faisable. Désormais, les technocrates, qui veulent tout légaliser, nous permettront de nous débarrasser d’une personne. Nous allons donc apprendre à chorégraphier des morts dignes. Voici le numéro du service de coordination de l’aide médicale à mourir (AMM) en Ontario, si vous ne me croyez pas: 1-866-286-4023.Jimmy Jimmy était un ouvrier d’une soixantaine d’années. Il était du genre à serrer les dents et à ne pas trop se faire soigner. Son raisonnement était le suivant: tant que ça ne saigne pas et que ça ne tombe pas, tout va bien. Il souffrait des maux habituels: arthrose vertébrale, douleurs chroniques à l’épaule, hypertension, cholestérol élevé, obésité. Il buvait quotidiennement du vin fait maison, ne faisait pratiquement pas d’exercice cardiovasculaire et ne pouvait se passer d’une alimentation riche en glucides. Bien sûr, il fumait: «Seulement cinq cigarettes par jour, docteur. Ce n’est pas beaucoup, non?»C’était un homme adorable, qui travaillait dur pour sa famille, gagnait honnêtement sa vie et se comportait correctement avec son syndicat et ses collègues. Il était très fier de voir ses enfants aller à l’université ou trouver un bon emploi. Comme beaucoup, il avait hâte de «se reposer», de ralentir le rythme, de passer du temps avec ses petits-enfants et de s’adonner à des projets domestiques et à des loisirs longtemps reportés. Peut-être même de voyager un peu. Heureusement, il avait suivi les conseils de son propre père, qui lui avait dit il y a 35 ans d’acheter la plus grande maison qu’il pouvait s’offrir. Jimmy l’a fait et il est aujourd’hui millionnaire en bien immobilier.De ce que j’en sais, son seul grand plaisir était une moto monstrueuse et puissante. Après les photos avec ses petits-enfants, il était heureux de poser avec sa moto. Il avait même une veste en cuir très voyante, de rigueur [en français dans le texte original, NDLR] pour les motards.Nous ne saurons probablement jamais pourquoi il est tombé si gravement malade au cours des 16 derniers mois. Le fait d’avoir inhalé toute sa vie des poussières toxiques, des fibres, des moisissures, de l’amiante, des isolants et des débris sur tous ces chantiers de construction y est sans doute pour quelque chose. Mais nous ne pouvons en être sûrs.Sur le même sujet: Lanaudière est en train de devenir un chef de file de l'aide médicale à mourirLassé d’attendreJimmy attendait désormais une greffe au University Health Network, à Toronto. Son état s’était détérioré: douleurs excessives, fatigue et mal-être général. Même les médicaments les plus récents, les produits biologiques coûtant des milliers de dollars par an, ne semblaient pas donner de résultats. Les brochures que ses spécialistes lui avaient remises, montrant des greffés souriants, contredisaient son expérience quotidienne.Mais comme pour tant d’autres listes d’attente au Canada, il n’y avait pas moyen de contourner cela. Il faut attendre pour obtenir un logement social, une autorisation d’immigration, une thérapie pour l’autisme, une prothèse de hanche, une IRM, des tests psychologiques pour son enfant auprès du conseil scolaire, voire pour être accepté dans un cabinet médical. Bien sûr, attendre indéfiniment alors que votre force vitale est en train de s’éteindre, c’est particulièrement éprouvant.Une modeste proposition Je ne peux pas le prouver, ce n’est que mon interprétation, mon impression, qui est peut-être erronée. Mais Jimmy n’a jamais posé de questions sur l’AMM; il n’en avait probablement jamais entendu parler. Mais certains membres de sa famille, oui, et c’est là que le bât blesse. J’ai été légèrement consterné, déçu et blessé lorsque sa famille a abordé le sujet.Jimmy n’était pas dans une bonne passe, mais il attendait avec une patience toute relative une éventuelle greffe. Combattant dans l’âme, il gardait un moral d’acier. Il ne donnait jamais l’impression de vouloir quitter ce monde.L’ambiance était donc étrange.Je devais désormais jouer le rôle de conseiller en matière d’aide médicale à mourir et de médiateur auprès de ses proches.Il ne fait aucun doute que toute sa famille était profondément préoccupée par son état actuel. Il ne fait aucun doute qu’ils ne voulaient pas le voir souffrir, devenir plus faible et plus fragile qu’ils ne l’avaient jamais vu. Voir Jimmy se détériorer les affectaient également. Mais était-ce là leur seule motivation?L’ambiance était étrange. Était-ce la loi des conséquences imprévues?Je ne pouvais m’empêcher de penser que la distribution immédiate de l’argent et l’héritage de ses biens jouaient un rôle dans la volonté subite de la famille d’explorer le suicide assisté. Jimmy voulait faire ce qu’il fallait pour les siens: en l’espace de quelques semaines, ils l’ont convaincu de s’inscrire à l’aide médicale à mourir.Pour aller plus loin: Les soins palliatifs permettent de mourir avec dignité, mais sont mal comprisMourir en 9 minutesQuand on découvre le processus qui consiste à mettre fin à une vie de manière thérapeutique, c’est assez surprenant. C’est plus rapide qu’Uber Eats, que de regarder votre enfant de 11 ans terminer ses devoirs de maths ou que de faire des biscuits.Bien sûr, il y a des formalités administratives. Vous devez obtenir la signature de deux médecins ou infirmières praticiennes (sur les 100 000 disponibles!) pour valider une demande d’aide médicale à mourir. Ils doivent vérifier que votre demande est authentique, ce qui prend 90 jours. Divers consentements, renonciations et décharges légales doivent être signés et attestés. (Vous pouvez même faire appel à des personnes anonymes, «Find an Independent Witness for MAiD» pour certifier vos formulaires via Zoom, moyennant des frais, bien sûr).Ensuite, il y a les médicaments. Essentiellement trois qui sont administrés par injections intraveineuses: 10 milligrammes de midazolam (2,80$), un sédatif, lointain cousin du Valium. Cela vous détend.Ensuite, 1000 milligrammes de propofol (30$), un anesthésique qui vous plonge dans le coma. (On l’appelle aussi «lait de l’amnésie». C’est ce que Michael Jackson utilisait chez lui pour passer une bonne nuit de sommeil, mais qui l’a finalement conduit au sommeil éternel).Et enfin, 200 milligrammes de rocuronium (80$), qui bloque les signaux nerveux vers vos muscles respiratoires. Bien sûr, ces médicaments sont pris en charge par le gouvernement; les patients ne paient rien. Je cite simplement les prix pour montrer à quel point la mort est bon marché. Plus d’inspiration, seulement une expiration, neuf minutes avant la fin. Pour 112,80$, soit environ le prix d’un grille-pain à quatre tranches, vous pouvez mettre fin à une vie de manière humaine. L’industrie pharmaceutique s’efforce actuellement de mettre au point des médicaments intraveineux qui accéléreront ce processus. Jusqu’à présent, le record de la mort la plus rapide par intraveineuse est d’une minute. Les médicaments qui ont tué instantanément le patient ont été jugés «trop douloureux».Oh, oui: la famille a diffusé la mort en direct sur Zoom depuis le domicile de Jimmy pour que ses amis et soutiens puissent la regarder. Gâteau, bougies, célébration de la vie, il était entouré de ses proches – ils ont appelé cela «le jour des adieux».À lire aussi: Les critères d’une mort idéaleTu es si triste que tu veux mourir?Au moins, Jimmy souffrait de troubles physiques qui affectaient gravement sa qualité de vie et ses perspectives de survie. Les médecins pourraient convenir (?) que les patients atteints de maladies physiques dévastatrices, telles que le cancer métastatique ou des maladies dégénératives comme la SLA, pourraient ne pas vouloir continuer à vivre. Mais aujourd’hui, les technocrates veulent autoriser l’aide médicale à mourir pour les troubles de santé mentale, et les gouvernements à travers le pays envisagent à nouveau différentes options.L’un des principaux symptômes de la dépression est le refus de vivre: l’idée du suicide ou une tentative réelle font partie de l’architecture des troubles émotionnels. De plus, une personne qui est chroniquement triste, déprimée et renfermée peut cacher bien d’autres choses. Une mauvaise éducation parentale, des relations abusives, la malnutrition, un logement précaire, un handicap, le manque de soutien, la toxicomanie, le chômage chronique, etc. Ainsi, une personne âgée de 18 ans ou plus, issue d’un milieu défavorisé, diagnostiquée dépressive pourrait légalement demander à mourir?À consulter: Aide médicale à mourir: une association craint l’impact de la loi 2 du ministre DubéLes médecins auront du mal à l’accepter. Et pourtant, des voix fortes s’élèvent de part et d’autre parmi les parties prenantes concernées. Certains patients poursuivent même le gouvernement en justice pour obtenir le droit constitutionnel de décéder grâce à l’AMM pour raisons psychiatriques. Une mère a parlé de sa fille au magazine Maclean's: «(Claire) est tellement malade, de manière si continue et si atroce, que l’aide médicale à mourir pour maladie mentale est le seul moyen pour elle de trouver la paix. Il m’a fallu du temps pour en arriver là en tant que mère, mais je le sais maintenant.»Mais la mort sera-t-elle alors considérée comme un remède général? Allons-nous traiter les déterminants socio-économiques de la santé avec des médicaments intraveineux mortels? Les avocats s’affrontent des deux côtés, les médecins s’opposent aux éthiciens qui s’opposent aux professeurs. Personne ne sait donc où cela va aboutir. Pour l’instant, la décision officielle sur l’aide médicale à mourir pour maladie mentale a été reportée à 2027.AdieuLes funérailles de Jimmy ont été émouvantes, en forme d’hommage à sa vie et à son héritage. Certains de ses petits-enfants ont prononcé des discours. Bien sûr, personne n’a mentionné l’aide médicale à mourir, mais certains étaient au courant.Écoutez, je m’adapterai à l’air du temps. Si c’est ce que les gens veulent, je suppose que je peux m’y faire. Mais je dois dire que je suis toujours heureux que, sur les plus de 60 000 Canadiens qui sont morts grâce à l’aide médicale, je n’en aie pas eu beaucoup jusqu’à présent. Et contrairement à l’apprentissage de la plupart des procédures médicales, contrairement à d’autres thérapies, celle-ci nécessite une gestion psychosociale importante, non seulement pour le patient et sa famille, mais aussi pour nous, simples médecins mortels, et pour la société.Comme le dit le serment d’Hippocrate:Primum non nocere.Avant tout, ne pas nuire.Le Dr Shafiq Qaadri est médecin de famille à Toronto.

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