Troubles de l’alimentation chez les médecins: comment s'en prémunir?

Les cordonniers sont souvent les plus mal chaussés. Et il semblerait que les professionnels de santé ne dérogent pas à la règle. Si la littérature est plutôt maigre au sujet de l’alimentation des médecins, les quelques données disponibles interpellent: les travaux des spécialistes du CHU Hédi Chaker de Sfax, en Tunisie, publiés en octobre 2023 dans les Annales d’endocrinologie, établissent que 24,6% des professionnels de santé observés étaient «à haut risque de développer des troubles du comportement alimentaire (TCA)». Parmi les principaux facteurs de risque recensés, outre les antécédents de maladie chronique: la profession paramédicale, une perception anormale de l’image corporelle et un comportement alimentaire désordonné, comme le fait de faire plus d’une heure d’exercice par jour pour perdre du poids ou contrôler la silhouette.Des constats qui n’étonnent pas Sandrine Geoffrion, nutritionniste, membre de l’Ordre des diététistes-nutritionnistes du Québec (ODNQ) et détentrice d’une maîtrise en nutrition à l’Université de Montréal. «Certains traits psychologiques assez répandus parmi les professions de santé peuvent être en lien avec l’apparition de TCA: le perfectionnisme, le trouble anxieux et l’anxiété de performance, le tout lié à un environnement de travail stressant, des horaires lourds et une grande charge émotionnelle.» La culture de la diète très ancrée, même chez les médecins«Les stéréotypes liés à la crédibilité d’un professionnel de santé selon son apparence physique sont bien ancrés, regrette Sandrine Geoffrion. Être mince, sportif, va être bien vu, surtout chez les femmes.» La nutritionniste rappelle qu’une personne qui n’entre pas dans les standards de poids peut aussi souffrir de TCA. «La grossophobie et les clichés amènent beaucoup de fausses croyances, y compris chez les médecins, qui peuvent associer une bonne santé avec le poids et l’IMC.» Au-delà du diagnostic de TCA, une introspection semble s’imposer: quel est votre rapport à la nourriture? Prenez-vous le temps de manger, si cela est possible? Quels aliments privilégiez-vous pendant vos quarts de travail? À lire aussi: Santé mentale des médecins: le diagnostic en demi-teinte du PAMQ«Le plus important est d’adopter une approche bienveillante et sans culpabilité, qui nous permet de ne pas être parfaits. C’est encore plus important chez les médecins, qui n’ont pas vraiment le droit à l’erreur, confie Sandrine Geoffrion. Sinon l’alimentation va prendre trop de place et aura des impacts sur notre santé mentale et sociale, et éventuellement sur la manière dont nous traiterons nos patients.»Voici donc quelques conseils pour aborder vos quarts de travail, et surtout les repas ou collations qui les accompagnent, plus sereinement. Les horaires de nuit, premier facteur de risque«Les changements d’horaires peuvent être difficiles, passer d’un shift de nuit à un shift de jour ou faire des doubles quarts, souligne d’abord la nutritionniste. L’état des connaissances sur les comportements alimentaires chez les travailleurs des milieux hospitaliers est de manière surprenante assez limité, même s’ils sont nombreux à être affectés par les quarts de nuit.» En effet, la nuit, notre corps est décalé par rapport à notre rythme circadien, ce qui peut à long terme être néfaste pour son fonctionnement – maladies cardiovasculaires, diabète de type 2, prise de poids… «La prise de poids peut affecter notre relation avec les aliments et peut nous faire tomber dans la culture de la diète, dans l’orthorexie, une obsession du manger sain», précise la nutritionniste. À lire aussi: La luminothérapie pour atténuer la fatigue et réduire les erreurs des travailleurs de nuitEn plus des recommandations générales pour une alimentation saine – plus de fruits et de légumes, moins d’aliments transformés, des aliments à grains entiers et une plus grande place aux protéines végétales –, il est important d’adapter votre rythme à ces horaires difficiles. «Prendre un déjeuner plus soutenant avant de partir par exemple, riche en bon gras, puis pendant la nuit des repas un peu plus légers mais protéinés, complétés avec des collations, car il est possible d’avoir plus de mal à digérer le gras pendant la nuit», indique Sandrine Geoffrion, qui approuve les recommandations du Guide alimentaire canadien et conseille d’aller glaner des idées de repas et de collations sur les médias sociaux d’autres nutritionnistes. «En rentrant du travail, si on a faim, il est important de manger avant d’aller se coucher, car le sommeil est primordial. Si on se couche le ventre vide ou si on mange trop gras, cela pourrait le perturber. On peut aussi se planifier une collation pour manger sur le trajet du retour, afin d’éviter d’être affamé quand on arrive à la maison.» Prendre ses repas en société, un soutien inestimableEn plus de laisser la part belle aux végétaux pour bien digérer et ainsi bien fonctionner, n‘oubliez pas de vous hydrater! «Souvent, on a moins le temps de s’hydrater pendant un quart, ou ne ressent pas la soif, mais il faut entretenir l’habitude de boire. Privilégier l’eau, les tisanes, les boissons faibles en caféine. Éviter autant que possible les jus et les boissons sucrées», recommande Sandrine Geoffrion. Et le café alors? Il n’est souvent pas possible de fonctionner sans, surtout en quart de nuit… Et on ne voudrait pas se passer de son côté réconfortant. Rassurez-vous, l’idée n’est pas de vous en passer complètement, mais de ne pas dépasser 2 ou 3 tasses par jour et de l’éviter au moins 4h avant le coucher. Les conditions de travail la nuit sont également difficiles en cela que les effectifs sont réduits et que les lieux de restauration sont souvent fermés. Mais il est toujours primordial, autant que faire se peut, de prendre ses repas en société, même si l’on n’a que cinq minutes. À lire aussi: Burnout chez les médecins: qui sont les plus à risque?«L’aspect social de la nourriture est très important. C’est primordial de s’arrêter pour manger et de le faire en bonne compagnie: essayez de trouver des collègues avec qui vous pouvez vous asseoir, quand c’est possible. Ça pourrait aussi être une manière de s’encourager et de sortir du stress ambiant – sauf si la conversation est toxique et concerne la perte de poids ou les régimes», prévient Sandrine Geoffrion. «La collectivité est vraiment un facteur positif pour s’encourager à cuisiner, apporter des aliments pour toute l’équipe et partager nos recettes préférées… En famille, on peut essayer de partager leur dernier repas de la journée et notre premier repas tous ensemble.»«On vit aussi des moments stressants, ce qui peut nous diriger vers du comfort food sucré ou gras, des aliments associés au réconfort. Si on en consomme de temps en temps, ça peut tout à fait faire partie d’une saine alimentation», poursuit la nutritionniste, qui incite à aller chercher de l’aide auprès d’autres professionnels pour essayer de gérer son stress et ses émotions autrement que par l’alimentation. Bien manger au travail, une question politiqueMais tout ne dépend (heureusement) pas de vous! Votre établissement, vos employeurs ont aussi leur rôle à jouer pour vous fournir un cadre de travail bienveillant, même la nuit. «Il faut sortir du discours de la responsabilité individuelle!» assène la nutritionniste. Évidemment que nous sommes responsables de nos choix, et que beaucoup de leviers vont venir de nous, mais il faut aussi repenser les conditions de travail. Les longs quarts sans pause, l’accès à des lieux de repas la nuit ou tôt le matin – en général les cafétérias sont fermées et on va se tourner vers les fast-food ou les services de livraison. Des frigos pour stocker nos lunchs, des distributrices qui proposent autre chose que des sandwichs, des chips et du chocolat…»À lire aussi: Résidents épuisés: stratégies de prévention de la fatigue pour des soins plus sécuritairesLa spécialiste donne l’exemple du CHU Sainte-Justine, qui offre des repas réfrigérés et conventionnés par le syndicat à tous les employés. Elle en est convaincue, «des actions politiques peuvent être prises. La Commission des normes, de l'équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) ne parle pas des risques ni de l’offre alimentaires au travail. Il faut un réel changement de culture pour protéger les travailleurs de nuit». Sensibiliser les futurs professionnels de santé sur les bancs de l’école est aussi un important levier d’action. «La nutrition est un sujet complexe, c’est pour cela qu’on existe!», rappelle Sandrine Geoffrion. Une étudiante de la faculté de médecine de l’Université de l’Alberta a, par exemple, lancé des cours de médecine culinaire qui connaissent aujourd’hui un grand succès. Savoir appeler à l’aideMais au-delà de la nutrition, il est primordial de former les étudiants aux TCA et à leurs déclencheurs, à la perception du poids, aux limites de l’IMC et aux conséquences de la grossophobie. «Beaucoup de facteurs influencent les comportements alimentaires et le poids, à commencer par l’environnement socio-économique. Il ne faut pas stigmatiser sa population. Tout le monde sait qu’il faut manger plus de fruits et légumes pour être en bonne santé, mais la véritable question est pourquoi les gens ne le font pas? Cela demande plus que de simples conseils, qui peuvent parfois faire beaucoup de tort», reprend la spécialiste. Enfin, même en tant que professionnel de la santé, n’hésitez jamais à demander de l’aide: «Il ne faut pas avoir honte d’aller consulter un confrère ou une consoeur. Nous sommes confrontés à des patients atteints de TCA, mais nous sommes aussi à risque d’en développer. Il ne faut pas les banaliser, mais plutôt essayer d’être aussi empathiques avec nous-mêmes qu’avec nos patients», conclut Sandrine Geoffrion.

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