Retrouver le sens en médecine: quand les «moments sacrés» protègent du burn-out

Il vous est peut-être déjà arrivé de sentir que le temps s’arrêtait au chevet d’un patient. Un mot, un geste, un regard suffisent parfois à faire naître une intimité profonde, une résonance qui dépasse la simple interaction clinique. Ces instants, décrits comme des «moments sacrés», marquent durablement ceux qui les vivent. Mais au-delà de leur intensité émotionnelle, pourraient-ils aussi jouer un rôle protecteur contre le burn-out? C’est la question à laquelle répondent des chercheurs de l’Université du Michigan dans un article publié par le JAMA Network Open.Le concept des «moments sacrés» n’est pas nouveau. Il est défini comme «des périodes brèves qui évoquent des émotions puissantes et/ou des qualités spirituelles de transcendance et d’infini, comme si le temps s’était arrêté». Ces instants peuvent survenir lors d’épreuves de vie – maladie grave, fin de vie, guérison inattendue – et laissent médecins comme patients avec un sentiment de joie, de paix et d’empathie. À lire aussi: De la prévention du burn-out à la préparation aux situations d'urgence: promouvoir des environnements d'apprentissage et de travail sûrsDans le même temps, rappellent les auteurs, l’épuisement professionnel touche aujourd’hui une majorité de cliniciens, avec des taux pouvant atteindre 63% chez les médecins et 47% chez les infirmières aux États-Unis. Dans ce contexte, les moments sacrés pourraient constituer un «tampon» face à la désillusion et au cynisme.Pour vérifier cette hypothèse, les chercheurs ont mené une enquête auprès de 1421 internistes américains sans surspécialité. Entre juin 2023 et mai 2024, 629 d’entre eux ont répondu, soit un taux de participation de 44,3%. Les auteurs ont utilisé le Maslach Burnout Inventory–Human Services Survey, qui évalue l’épuisement émotionnel, la dépersonnalisation et le sentiment d’accomplissement personnel. Ils ont aussi interrogé les médecins sur la fréquence de leurs expériences de moments sacrés, sur leur propension à les partager avec des collègues, ainsi que sur leurs croyances religieuses, leur sens du but et leurs liens sociaux.Des expériences fréquentes, mais rarement partagéesPrès de 68% des répondants (424 sur 626) ont déclaré avoir déjà vécu un moment sacré avec un patient. Leur fréquence varie: 10% disent en vivre chaque semaine, 14,3% chaque mois, 34,7% quelques fois par an et 36,8% seulement quelques fois au cours de leur carrière.Inspirantes, ces expériences demeurent toutefois largement silencieuses. Près de 40% des médecins n’en parlent jamais à leurs collègues, et 35% rarement. Seuls 4,5% en discutent souvent ou toujours. Ce silence contraste avec la perception qu’en ont les cliniciens eux-mêmes: plus des trois quarts (76,5 %) affirment que vivre un moment sacré les aide à se sentir «moins épuisés».Un effet protecteur mesurableLes analyses statistiques confirment cette impression. Avoir vécu un moment sacré au moins une fois n’était pas associé à une réduction du burn-out. Mais en vivre régulièrement, au moins quelques fois par an, réduisait fortement les chances de burn-out extrême (rapport des chances [OR, pour odds ratio] 0,29 ; IC à 95% 0,14-0,60; p = 0,001). De plus, partager ces expériences avec des collègues diminuait aussi le risque, que ce soit pour une manifestation de burn-out (OR 0,62; IC à 95% 0,40-0,95) ou pour un burn-out extrême (OR 0,46; IC à 95% 0,23-0,94).Les auteurs notent que «les bénéfices des moments sacrés semblent liés non seulement à l’expérience elle-même, mais aussi au récit qu’on en fait et à l’acte de partager cette histoire avec autrui.».À lire aussi: Êtes-vous heureux au travail ou en proie au burn-out?Les chercheurs ont également identifié plusieurs conditions associées à une probabilité accrue de vivre de tels instants: se considérer comme une personne très spirituelle, avoir un fort sens du but dans la vie et dans le travail, croire en une vie après la mort, prier régulièrement, participer à des activités sociales ou de bénévolat. Autrement dit, la disposition intérieure et les connexions sociales semblent ouvrir l’espace pour ces expériences.Une piste pour transformer la culture médicaleCes résultats trouvent un écho particulier dans le commentaire de la Dre Christine A. Sinsky vice-présidente satisfaction professionnelle de l’American Medical Association. L’interniste généraliste rappelle que la médecine est intrinsèquement riche de sens, mais que «Tout cela risque de se perdre dans la multitude des identifiants de connexions, des messageries sécurisées, de la paperasse de conformité et des rapports de performance à remplir». Selon elle, reconnaître et partager ces moments est une façon de réinjecter de l’humanité dans une pratique menacée par la bureaucratie.À lire aussi: Épuisement professionnel: que faire lorsque la prévention échoue?La Dre Sinsky souligne aussi que les bienfaits des «moments sacrés» ne concernent pas que l’individu. «Les connexions profondes avec nos patients comptent, tout comme le fait de les partager à l’occasion avec d’autres», écrit-elle. La clinicienne plaide pour que les organisations créent des environnements propices à ces expériences, en favorisant notamment la continuité des soins, la stabilité des équipes et des espaces physiques qui facilitent les interactions significatives.Des perspectives concrètesLes auteurs de l’étude, tout comme la Dre Sinsky, suggèrent que la prévention du burn-out pourrait passer par une meilleure reconnaissance et valorisation de ces expériences. Cela peut se traduire par:des aménagements organisationnels favorisant la continuité des relations médecin-patient et la stabilité des équipes,des espaces ou rituels pour partager ces histoires (réunions cliniques, plateformes numériques, conférences),une attention particulière portée à l’environnement de soins, afin de permettre des moments d’échange plus authentiques.«Trop souvent, les médecins peuvent avoir le sentiment que les modèles actuels les privent de leur humanité. Il n’est pas nécessaire qu’il en soit ainsi», insiste la Dre Sinsky.Au-delà des données chiffrées, cette étude rappelle que la médecine ne se résume pas à des algorithmes, des protocoles ou des écrans. Les instants de vérité partagés avec les patients demeurent au cœur du métier, et leur reconnaissance pourrait transformer la manière dont les cliniciens envisagent leur pratique. RéférencesAmeling J, Houchens N, Greene MT, et coll. Sacred Moment Experiences Among Internal Medicine Physicians. JAMA Netw Open. 2025;8(5):e2513159. doi:10.1001/jamanetworkopen.2025.13159Sinsky CA. Making Room for Meaningful Moments in Medicine—Prioritizing Continuity and Relationships. JAMA Netw Open. 2025;8(5):e2513164. doi:10.1001/jamanetworkopen.2025.13164

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