«Les médecins se connectent avec leur humanité lorsqu’ils deviennent patients»

Dossier | De soignant à soigné | Supplément web | Profession Santé, décembre 2024Alors que de nombreux soignants doivent parfois retirer leur sarrau pour passer de l’autre côté du bureau de consultation en raison d’un problème de santé ou de la maladie d’un proche, cette nouvelle réalité revêt pour eux plusieurs enjeux, à commencer par le fait d’apprendre à se situer entre deux mondes. Lorsqu’elle reçoit des professionnels de la santé – médecins pour la plupart – dans son cabinet, la psychologue et neuropsychologue Marika Audet-Lapointe, spécialisée en oncologie, observe de prime abord un état d’épuisement général. «Aussi formés et connaissants soient-ils, les médecins se connectent avec leur humanité lorsqu’ils deviennent patients. Le mot cancer, en particulier, est associé à la mort, même si les traitements ont avancé. C’est leur toute première réalisation», observe-t-elle. Une réalité brutale, alors que les professionnels de la santé doivent tenir la mort à distance dans leur pratique quotidienne pour se préserver, poursuit la psychologue. «Quand un médecin reçoit 35 patients en une matinée, une distance se crée automatiquement, même si le soignant est le plus chaleureux possible. Pour être capable de faire son travail, d’encourager ses patients, de cultiver la vie, un médecin ne peut pas penser à la mort constamment.»Une fois la stupeur passée, les automatismes reprennent le dessus et les soignants analysent leur propre situation, comme ils le feraient pour leurs patients. «Les médecins vont se souvenir que tous les cancers ne sont pas les mêmes, décrypte la Dre Audet-Lapointe. Ça peut aider si on est face à une maladie qui se soigne plutôt bien, mais quand on tombe dans un diagnostic plus complexe, comme un cancer du sein triple négatif, la médecin patiente sait ce qui se passe.» Cette double posture est très difficile à gérer, tant les professionnels de la santé sont pris en étau entre leurs connaissances et leur volonté de garder l’optimisme, tout en s’empêchant d’anticiper le pire. Ne manquez pas notre dossier: De soignant à soignéSi la plupart de ses patients soignants avaient une bonne conscience du fait que la maladie n’épargne personne, la psychologue concède avoir été déroutée par les aveux d’invulnérabilité de certains patients, une minorité. «Une patiente m’a par exemple dit un jour: “J’en ai honte, mais je réalise aujourd’hui que je minimisais la souffrance de mes patients, que je pensais que la maladie touchait les autres mais pas moi.” Ça m’a fait tomber des nues.» Dire ou ne pas dire qu’on est soignant?Outre leur maladie, les patients soignants se confrontent aussi à un dilemme: dire, ou ne pas dire qu’ils sont médecin, pharmacienne, infirmière, oncologue? Ces questionnements, la Dre Marika Audet-Lapointe ne les connaît que trop bien. «Ils ne veulent pas être vus comme ce professionnel de la santé traité pour un cancer, donc certains médecins généralistes tairont leur profession ou choisiront d’être traités ailleurs, pour passer inaperçus», analyse-t-elle. Mais leurs connaissances, elles, ne passent souvent pas inaperçues. Naît alors une angoisse d’être démasqué, et d’être traité différemment des autres patients, pour le meilleur ou pour le pire, poursuit la neuropsychologue. «Ils ne vont pas dire qu’ils sont médecins car ils ont peur que ça altère la qualité de leurs soins. D’un côté, ils craignent qu’on leur parle comme à un médecin, rapidement, de manière brutale, avec beaucoup de termes médicaux, alors qu’ils ont besoin de réconfort. De l’autre, ils craignent que leur soignant se sente étrangement en compétition et veuille se protéger d’une supposée intrusion du patient dans ses soins.» Sur le même sujet: Soignants et proches aidants, la double peineEn effet, combien de professionnels de la santé se sont entendus dire par un pair, à la simple évocation de leur métier: «Là, vous êtes patient(e), laissez-moi faire mon travail.» Sauf que la compréhension est souvent la clé d’une relation thérapeutique réussie, rappelle la Dre Audet-Lapointe. «Tout ça résulte en une énorme solitude qui n’a pas de raison d’être. Car, en général, le fait de dire qu’on est médecin ou professionnel de la santé produit de bons résultats. Ça ne veut pas dire qu’on va avoir de meilleurs soins, mais ça amène un effet miroir au soignant en charge.» Cette dernière remarque d’ailleurs que, parmi ses patients en oncologie, les médecins et les autres professionnels de la santé sont souvent les seuls à ne jamais utiliser le courriel direct parfois communiqué par leur oncologue. «Ils ne veulent pas être privilégiés, alors que les autres patients ne vont pas hésiter. Mais à quel prix?»Alors que certains préfèrent s’en cacher, d’autres patients soignants ne peuvent s’empêcher d’utiliser les moyens à leur disposition pour surveiller leur traitement, leurs scans, leurs données de laboratoire, voire faire avancer leur dossier plus vite… «Les professionnels qui connaissent bien le système de santé auront peur d’être ceux qui tomberont entre les deux chaises, ceux dont les résultats n’arrivent pas ou se perdent, confirme la psychologue. Ils vont se mettre à vérifier les résultats car ils savent que ça peut arriver. Cette hypervigilance liée à l’expérience peut être prise pour du contrôle par leur équipe de soins.»Certains vont même aller jusqu’à franchir la ligne rouge, en allant consulter leur dossier ou celui d’un proche par exemple. Un écart que tolère et comprend la Dre Audet-Lapointe. «Oui, c’est contraire à leur code de déontologie. Mais quand le traitement va être tributaire de la réponse d’un scan ou d’une biopsie, je pense qu’il faut parfois utiliser son jugement. J’en ai vu se sauver la vie en brisant leur code de déontologie.» La psychologue prend l’exemple d’un patient ayant découvert par hasard, en consultant son dossier médical, qu’il souffrait d’un anévrisme de l’aorte abdominale, fatal s’il n’était pas opéré rapidement. Une compréhension expérientielle de leurs propres patientsCette expérience de la maladie modifie également la relation entre les soignants, qui pratiquent parfois pendant leur parcours de soins, et leurs propres patients, explique la Dre Audet-Lapointe. «Ils ne sont plus dans la compréhension théorique de ce que peuvent vivre leurs patients, mais dans une compréhension expérientielle.» Sur le même sujet: Soigner un soignantEn résulte une angoisse, voire une culpabilité à soigner leurs patients, et à ne pas être 100% honnêtes avec eux. «Une médecin généraliste va recevoir les résultats de labo de sa patiente atteinte d’un cancer du sein 3N, alors qu’elle-même est en attente de ses résultats pour le même cancer. Comment annoncer une récidive sachant que c’est aussi sa pire angoisse, et comment annoncer une non-récidive sans ressentir de la jalousie?», interroge la psychologue. Certains soignants en viennent même à avoir peur de travailler avec des patients en oncologie, car ils leur rappellent leur condition. Mais la maladie peut aussi renforcer cette relation soignant-patient, si et seulement si partager sa condition médicale est utile pour le parcours thérapeutique du patient que l’on suit. «Si on vit en même temps une expérience commune, comme pendant la COVID, ça peut être utile de la nommer. Ça peut venir humaniser la relation. Tout mettre de côté pour ne pas que les patients s’en aperçoivent serait énergivore, et tout partager serait déplacé», prévient la Dre Marika Audet-Lapointe. Ce qui est certain selon elle, c’est que le fait d’avoir vu le revers de la médaille change la pratique des soignants pour de bon, en les rendant plus empathiques, plus compatissants. «Le médecin devenu patient se rend compte que, quand il disait “je comprends” à ses patients, il ne comprenait rien du tout.»

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