Je vais sauter avant de tomber

Je suis citoyenne, maman, et médecin de famille.J’avais presque trente ans quand j’ai décidé de retourner à l’école pour devenir médecin. Trente ans que ça m’a pris pour me réveiller en plein milieu de la nuit avec la plus grande certitude que je n’avais jamais eu de ma vie: je dois soigner les gens.Un bébé encore en couche, un autre qui me poussait dans le ventre, je me suis inscrite en médecine, en pleine nuit. Et je n’ai jamais regretté.La médecine m’a beaucoup coûté.Je n’irai pas dans les détails, parce que ça importe peu, ce n’est que mon histoire personnelle, et parce que c’est vrai que c’est un choix que j’ai fait. Mais laissez-moi vous dire: il est difficile d’expliquer à quelqu’un qui n'est pas passé par là l’ampleur du sacrifice que requièrent les études en médecine. C’est long, c’est dur, et ça ne laisse de place à RIEN d’autre. Tes enfants n’ont pas le droit d’être malades ni d’avoir trop besoin de toi, tes parents n’ont pas le droit de mourir, tu n’as pas le droit de vivre une peine d’amour, encore moins un divorce…Rien. D’autre. Que la médecine. Pendant 8 ans. Ou 10 ans. Ou 15 ans.Bien entendu, toutes ces choses-là arrivent quand même, pendant que toi tu étudies, pendant que toi tu apprends à mettre tes souffrances dans une boîte et à soigner les autres.Aussi, sur la notion de choix, j’ai l’impression que c’est la médecine qui m’a choisie. Est-ce qu’on choisit réellement une vocation, ou est-ce que c’est elle qui nous prend? Moi j’ai senti que la médecine est littéralement venue me chercher dans mon sommeil en cette nuit d’hiver dont je me souviendrai toujours, qu'elle m’a physiquement tirée du lit par une force que j’ai du mal à m’expliquer, et qu'elle m’a demandé de la suivre…Aucune partie de moi n’aurait su dire non.Mais bon, j’ai quand même dit oui. J’ai fait ce choix-là.Je ne regrette rien.Si c’était à refaire, je le referais.Parce que la médecine, c’est aussi, et surtout, une de mes plus grandes histoires d’amour.Assise avec mes patients dans un petit bureau, ou penchée sur eux dans leur lit d’hôpital, ils m’ont toujours offert le plus beau et le plus précieux cadeau qui soit: la possibilité de prendre soin de l’autre. Avec en offrande leur plus grande vulnérabilité, mise à nue dans cet espace magnifique que constitue la rencontre médicale (et non, ça ne se compte pas en minutes, et si ça se comptait en minutes, ça ne serait pas six, ni 10, ni 12 minutes, franchement), mes patients ont fait grandir en moi, tous les jours, une volonté de faire mieux, de faire plus, de soigner davantage, d’aimer plus fort, je dirais même. Parce que oui, mes patients, je les aime. Ce n’est pas juste de l’empathie, de l’humanité, de la bienveillance professionnelle. C’est de l’amour. En tout cas pour moi, c’est comme ça. Je les aime, mes patients. Je me soucie d’eux; je pense souvent à eux; je leur consacre une grande part de mon espace mental – pas juste entre 8h et 17h. Je leur fais de la place dans mes moments en famille pour leur retourner un appel qui, je sais, va changer leur fin de semaine. Je me sens mal quand je les fais attendre parce que je suis en retard – je sais que leur temps est précieux. Je veux les protéger et les défendre, et j’étire vraiment souvent mon rôle de médecin comme un élastique pour faire cela, parce que je ne pourrais pas faire autrement, c’est plus fort que moi. Je prends de mon temps personnel pour réfléchir à de meilleures stratégies de communication quand je sens que j’ai moins le tour avec l’une ou l’un d’entre eux, parce que je crois fermement que chaque patient a droit à un médecin qui reconnaît sa valeur et qui s’efforce de le soigner dans sa globalité, dans sa magnifique complexité.Je les aime, c’est tout. Ils comptent pour moi.Ils ont beaucoup de valeur à mes yeux. Ils sont ce qui rend mon travail important.Dans ma pratique à moi, il n’y a pas beaucoup de place pour les indicateurs de performance.Je vois surtout des patients très vulnérables, des patients allophones, des femmes enceintes, des enfants issus de milieux ultra défavorisés. Rares sont mes patients qui pourraient être vus en 10 minutes.Dix minutes par patient, c’est ce dont je disposerai, avec les nouveaux tarifs et le nouveau débit de travail imposés par le gouvernement. C’est absurde. Ça me prend trois minutes juste pour faire le chemin entre la salle d’attente et mon bureau, pour aider mes patients avec leurs sacs, leurs poussettes, leurs bébés, pour saluer un autre patient en chemin, pour aider un patient perdu dans le corridor, pour attraper un mini-patient qui me saute dans les bras sans avertir... Une fois dans mon bureau, il nous resterait sept-huit minutes? T’as même pas le temps de parler d’un demi-problème en sept minutes. C’est ridicule.Notre mode de rémunération est effectivement bizarre. Et complexe. Souvent incohérent. Des fois c’est trop, des fois c’est pas assez. Mais en bout de ligne, ça se tient. Ça fait un tout qui justifie tout ce que la médecine nous coûte, au quotidien. Et une chance. Je ne sacrifierais pas autant de temps familial, de temps personnel, de santé physique et mentale, de sommeil, si mon salaire ne le justifiait pas.Je souhaiterais que ce soit ainsi pour tout le monde, et je sais que ce n’est pas le cas, pas du tout. Je ne suis pas insensible à la souffrance des autres, à la pauvreté, aux familles qui en arrachent, aux gens qui travaillent autant d’heures que moi et même plus, pour un salaire de crève-faim. J’ai de l’admiration pour mes patients ouvriers, qui se tuent littéralement à l’ouvrage pour nourrir leur famille, et que je dois voir le soir parce qu’ils n’ont pas les moyens de perdre une demi-journée de travail pour prendre un rendez-vous de jour. Personne ne devrait vivre comme cela, personne. Je suis non seulement sensible à tout ça, mais ça me garde éveillée la nuit. Parce que tout ça, c’est la souffrance de mes patients, et oui, c’est un peu la mienne aussi. Je suis consciente de mon immense privilège.On fait beaucoup de choses invisibles, les médecins, pour nos patients. Payer un bill de garderie en cachette, ou une paire de lunettes, ou faire semblant qu’on a «trouvé» un sac de vêtements neufs à donner, ou un coupon d’épicerie, ou des bottes d’hiver, ou un lit de bébé, ou une poussette… Il y a des choses qu’on fait qu’on ne peut pas raconter, parce que ça rend floue la ligne qu’on n’est pas supposé franchir entre médecin et patient. Mais tsé, on est humains nous autres aussi. On n’est pas des sans-cœurs. On a le partage plutôt facile, je vous dirais.Tous les médecins qui font de la médecine de grande vulnérabilité savent de quoi je parle. Aussi, sachez-le, tous les médecins ne sont pas riches. Et tous les médecins ne viennent pas de milieux privilégiés. Certains sont issus, eux aussi, de la pauvreté. Certaines sont des mères monoparentales. D'autres ont des parents âgés complètement à leur charge, ou même des familles étendues en entier à soutenir. Nous avons toutes et tous des réalités différentes. J’ai des collègues qui ont des histoires pires que celles de mes patients les plus vulnérables. Alors la rengaine des médecins richissimes qui se chicanent entre bourgeois, on peut passer au prochain appel. Chacun a son univers complexe et unique, tout comme celui que vous nous révélez quand vous venez nous voir, et qu’on accueille avec soin, et respect.Et donc, cette histoire d’amputation de nos salaires, c’est juste non. Aucun employé n’accepterait d’être moins payé pour travailler plus, c’est ridicule. Plus des trois quarts des médecins que je connais vivent à la limite du burn-out. On marche sur un fil raide, en équilibre, tout le temps, pour soigner nos patients, continuer de prendre soin de nos familles, et continuer de profiter de la vie quand on peut. On est capables de faire ça, on ne s’en plaint pas, on est funambules.Mais si on nous coupe la corde en dessous des pieds, on va tomber.Moi, je ne me laisserai pas tomber. Je ne peux pas.Je ne mettrai jamais mes enfants dans une situation où ils risquent de perdre leur maison ou de manquer de quoi que ce soit, pas après les mille sacrifices qu’ils m’ont vu faire pour me rendre ici, pas après tout ce que ça leur a coûté à eux aussi. Également, jamais je ne me mettrai en position de vaincue devant mes enfants. Ils méritent mieux.Le jour où je mettrai un patient hors de mon bureau après dix minutes pour atteindre une cible de performance en échange de trois peanuts n’est pas arrivé. Eux aussi, ils méritent mieux.Le jour où une Gestapo entrera dans mon CLSC et me dérangera dans mon travail de soignante pour me surveiller n’est pas arrivé.Et puis, le jour où je cesserai de m’exprimer librement et de contester ouvertement une loi liberticide et nuisible pour tous les patients du Québec, n’est décidément pas arrivé.J’ai prêté serment, pour les patients, pas pour le gouvernement, et je les protègerai jusqu’au bout. Même sous peine d’amende. Si tu ne me crois pas, François, ce que j’ai envie de te répondre, c’est qu’on n’a vraiment pas grandi dans les mêmes ruelles.Et ce que je peux affirmer, avec la même certitude que celle qui m’a tirée du lit il y a des années et qui a fait de moi la médecin que je suis aujourd’hui: je vais sauter avant de tomber. Maya-Geneviève Cholette-Tétrault est une médecin spécialisée en médecine de famille. Elle pratique à Montréal.

Je vais sauter avant de tomber

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