Micro-relations: pourquoi devrions-nous parler davantage aux inconnus

La professeure de psychologie Gillian Sandstrom était une étudiante diplômée solitaire à Toronto lorsqu'elle a commencé ce qu'elle appelle «une toute petite micro-relation». Vers 2007, elle et une femme qui tenait un kiosque de hot-dogs sur le chemin de l'université se saluaient et se souriaient. Et pourtant, «cela signifiait vraiment quelque chose de beaucoup plus important qu'il n'y paraissait, et cela me donnait le sentiment d'appartenir à cet endroit», a-t-elle expiqué. «Je me sentais très mal à l'aise et c'est elle, plus que quiconque, qui m'a aidée à me sentir bien, ce qui était un peu déroutant.»Gillian Sandstrom, qui travaille comme professeure agrégée de psychologie à l'Université du Sussex en Angleterre, attribue aujourd'hui à la femme du kiosque de hot-dogs le mérite de l'avoir orientée vers sa carrière professionnelle, à savoir l’étude des interactions avec des inconnus.C'était un exemple clair de la façon dont ces interactions «vous donnent le sentiment de faire partie intégrante de votre quartier, de votre communauté, de votre école».Gillian Sandstrom fait désormais partie d'un groupe d'universitaires et de militants qui vantent les bienfaits de la conversation et de l'interaction avec des inconnus, contrairement à l'époque où les jeunes Canadiens étaient surtout mis en garde contre ce type de contacts.Même de brèves interactions sociales avec des inconnus sont bénéfiques pour la santé mentale et favorisent le sentiment d'appartenance, ont-ils affirmé dans le cadre d'une campagne nationale menée par l'organisation GenWell, basée à Toronto, qui encourage les liens sociaux.Cette organisation, qui se consacre à «rendre le monde plus heureux et plus sain», est à l'origine de la semaine nationale «Talk to a Stranger Week» [Parlez à un inconnu], qui se déroule du 24 au 30 novembre.Le président directeur général, Pete Bombaci, a expliqué que l'objectif était simplement de fournir aux gens un prétexte pour parler à des inconnus.«Nous voulons aider les gens à établir des liens susceptibles de créer des relations durables à long terme qui nous rendront tous plus heureux, en meilleure santé et contribueront à bâtir une société meilleure», a-t-il dit en entrevue. De fait, une étude réalisée par GenWell, basée sur un sondage mené en 2021 auprès d'environ 2500 personnes, révèle que les participants les plus heureux étaient plus susceptibles de déclarer saluer leurs voisins et des inconnus au moins une fois par semaine. Elle indique que le lien le plus fort avec le bonheur se trouvait chez les personnes qui saluaient leurs voisins ou des inconnus quotidiennement ou presque.Parmi les autres champions de la conversation avec des inconnus, on trouve Tony Esteves, de Canmore, en Alberta, qui estime avoir parlé à 3500 d'entre eux.Il raconte qu'en 2016, il était déprimé et avait du mal à sortir du lit le matin. Il s'est donc fixé un objectif: parler à au moins une nouvelle personne chaque jour.À lire aussi: Réinventez-vous!Ce projet a, selon lui, «profondément» changé sa vie, le rendant plus empathique et attentif aux autres. «Cela m'a sorti de la dépression, et je peux vraiment dire que rencontrer des inconnus m'a littéralement sauvé la vie», a-t-il témoigné. Au cours de sa première année, il a parlé à 550 inconnus. Le 142e jour, il a discuté avec un musicien qui voyageait à travers le Canada. Ils ont ensuite coanimé un festival de musique et sont restés amis jusqu'à aujourd’hui. Au 305e jour, il a parlé à une jeune femme lors d'un concert du musicien. Ils ont entamé une relation amoureuse qui a duré huit ans et qui reste un précieux souvenir.«Je serai éternellement reconnaissant pour le chemin que nous avons parcouru ensemble pendant près d'une décennie grâce à ma décision de rencontrer intentionnellement des inconnus», a-t-il confié.Surmonter le «fossé de sympathie»Ian Culbert, directeur général de l'Association canadienne de santé publique, a expliqué que le besoin de connectivité est depuis des années au centre des préoccupations en matière de santé publique, mais il estime que des recherches supplémentaires sont nécessaires dans ce domaine.Des données récentes de Statistique Canada, publiées en février, montrent que plus de 13% des résidents interrogés dans les provinces canadiennes ont affirmé se sentir «toujours ou souvent» seuls. Environ 37% se sentent parfois seuls, tandis qu'environ 50% déclarent se sentir «rarement ou jamais» seuls.«Nous sommes des êtres sociaux par nature, et notre santé et notre bien-être sont directement liés aux relations que nous entretenons au sein de la communauté dans laquelle nous vivons», a observé M. Culbert.«Ces petites rencontres peuvent réduire le sentiment de solitude et d'isolement social. Elles procurent un sentiment d'appartenance et de connexion qui vous fait sentir que vous n'êtes pas seul dans votre petite bulle, et elles améliorent considérablement l'humeur, réduisent le stress et renforcent même votre résilience pour vous remettre des revers.» – Ian CulbertIl a cité une étude publiée en 2014 dans la National Library of Medicine, qui a révélé que la participation à des services religieux pouvait offrir des avantages protecteurs modestes, mais importants, contre les maladies coronariennes et leurs facteurs de risque, notamment l'hypertension et le diabète.«Cela n'a rien à voir avec l'aspect religieux, c’est l’aspect social qui importe», a insisté Ian Culbert.Il a ajouté que les gens semblent moins communiquer entre eux, soulignant que la rhétorique politique peut renforcer l'idée que le fait d'interagir avec des inconnus peut être dangereux. Selon lui, cela a rendu de plus en plus tabou le fait de parler à des inconnus, et c'est l'une des raisons pour lesquelles l'association s'est associée à GenWell pour la semaine «Talk To A Stranger» [Parlez à un inconnu].«Lorsque nous examinons les déterminants sociaux généraux de la santé, nous pensons souvent que le revenu, l'éducation ou la race sont parmi les principaux problèmes auxquels nous sommes confrontés, et ce sont certes des questions importantes, mais nous constatons que les liens sociaux ont un impact encore plus grand», a-t-il déclaré.Des recherches ont examiné séparément si les perceptions négatives du risque chez les parents canadiens pouvaient limiter les jeux en plein air de leurs enfants.Une étude menée par des chercheurs de tout le Canada, publiée en février dans la revue BMC Public Health, a révélé que les inquiétudes liées au «danger représenté par les étrangers étaient associées à un risque plus élevé d'aversion au risque».«Des interventions sur mesure visant à recadrer la perception du risque par les parents sont nécessaires», ont conclu les chercheurs. «De telles interventions pourraient recadrer les inquiétudes liées au danger représenté par les étrangers, qui persistent malgré le fait que les enlèvements par des étrangers soient extrêmement rares.»Les bénéfices de parler aux inconnusUn article de recherche de Gillian Sandstrom, publié en 2020, indique que les gens se disent plus heureux lorsqu'ils parlent à des inconnus, mais que la peur du rejet les conduit souvent à limiter ces interactions.Cet article, qui a analysé plus de 2300 personnes dans le cadre de sept études, affirme que les recherches dans le domaine de la psychologie positive «démontrent clairement que les relations sociales sont le facteur le plus important pour prédire le bien-être des personnes». Il indique que les relations dites «fortes» avec les amis et la famille jouent le rôle le plus important, mais que les interactions avec des étrangers ont également de la valeur.La méta-analyse a montré que les conversations avec des inconnus se déroulent généralement mieux que prévu. Gillian Sandstrom a comparé le fait de parler à un inconnu à un instrument qui nécessite une pratique régulière et répétée.«Il semble évident, pour diverses raisons, que certains éléments nous ont empêchés de mettre en pratique ces compétences», a-t-elle dit. La technologie pourrait permettre d'éviter cela, a-t-elle ajouté, citant les caisses automatiques et les services bancaires en ligne comme moyens d'éviter les brèves interactions.Gillian Sandstrom a affirmé que les gens attribuent généralement les bonnes conversations à leur interlocuteur, mais se sentent responsables si celles-ci se passent mal.«Nous avons constaté que lorsque deux personnes se rencontrent, nous avons tendance à apprécier notre interlocuteur», a-t-elle indiqué. Mais les gens ont tendance à croire que leur interlocuteur ne les a pas appréciés, ce qui, selon elle, «n'est tout simplement pas vrai».Gillian Sandstrom a appelé cela le «fossé de sympathie». «Les gens nous aiment plus que nous ne le pensons», a-t-elle observé.Tony Esteves a affirmé qu'améliorer la santé sociale pouvait se traduire par une multitude de «moments de micro-courage» envers des inconnus: établir un contact visuel, sourire ou ouvrir une porte.«Et ces petits actes de micro-courage créent une dynamique et ouvrent la voie à la transformation», a-t-il ajouté. «Posez votre téléphone, soyez un peu courageux, commencez petit, et ces petites interactions peuvent profondément changer votre vie.»En abordant des inconnus dans les rues de Vancouver, La Presse Canadienne a découvert que pour certains, le doute de soi n'est pas un problème, notamment pour Mack Yong, qui se décrit comme extraverti.«Je parle naturellement aux gens», a-t-il témoigné. «Ce n'est pas agréable d'être seul», a ajouté l'étudiant en commerce, précisant qu'il aimait découvrir les points de vue des autres.Cette curiosité est encore plus forte lorsqu'on voyage, a-t-il observé. «Lorsque vous voyagez et que vous rencontrez quelqu'un, la façon dont vous lui parlez est un peu différente», a-t-il expliqué.Selon Mme Sandstrom, c'est typique des voyageurs, qui sont souvent déjà ouverts à de nouvelles expériences. «On a une excuse pour parler», a-t-elle dit.Une autre Britanno-Colombienne, Julia Jacobs, pense qu'il existe peut-être un fossé générationnel. Elle explique que son fils trouve étrange qu'elle aime parler à des inconnus, ce qu'elle attribue à la technologie.«Je pense que c'est simplement parce qu'ils envoient des SMS et utilisent Snapchat et ne sont pas habitués à téléphoner ou à parler à des inconnus.»M. Bombaci estime que les gens sont plus déconnectés que jamais en raison de facteurs tels que la dépendance à la technologie, tandis que Mme Sandstrom a déclaré qu'il était difficile de dire s'il y avait plus de déconnexion aujourd'hui, car «personne n'avait vraiment prêté attention à ce type de relations» dans le passé.Elle a convenu que la solitude est omniprésente aujourd'hui et que développer ses relations peut également être un acte de gentillesse envers les autres.«Vous allez les aider à se sentir connectés», dit-elle à propos du fait de parler à des inconnus. «Cela présente des avantages, mais ils ont juste un peu peur et ont besoin d'un petit coup de pouce, et c'est peut-être ce coup de pouce dont certaines personnes ont besoin.»

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