Loi 2: une réforme «sans précédent» en 50 ans

Chaque année, il se pose la même question. «Encore un an?». À 77 ans, le Dr Denis Audet pourrait ranger son stéthoscope et profiter d’une retraite bien méritée. Mais à chaque fois, il répond oui. Parce qu’il aime encore trop la clinique, les cas complexes en santé mentale, et surtout ces jeunes qui apprennent la médecine de famille sous sa supervision. Aujourd’hui pourtant, le doute s’installe. Pour la première fois en 52 ans de pratique, une réforme lui fait peur. Une réforme qui n’a, selon lui, «aucun précédent» - la Loi 2 pour ne pas la nommer.Au GMF-U Saint-François-d’Assise, dans Limoilou, il est de ceux qu’on consulte spontanément quand un cas devient trop épineux. Un pilier de transmission. Ici, une vingtaine de médecins de famille prennent en charge entre 15 000 et 20 000 patients. Et ils forment, chaque année, 24 résidents - douze R1, douze R2.À consulter: La FMSQ demande au tribunal de suspendre les effets de la loi 2Cette équipe et l'enseignement, ce sont ses motivations premières. «J’ai la piqûre, vraiment, vraiment. Et j’ai encore du plaisir à le faire», s’enthousiasme le Dr Audet. Il parle des midis cliniques, des discussions serrées, de l’énergie de la relève. «On est un milieu très prisé. On a seulement des premiers choix en résidence. C’est une belle gang, une belle organisation.» Former les futurs omnipraticiens lui donne envie de garder son bureau une année de plus. Et encore une autre. Longtemps, le clinicien n’a pas douté. Tant qu’il y avait plus de gratifiant que d’irritant, il restait.«Avant, on pouvait s’adapter»Depuis 1973, il a tout connu ou presque. Les réformes ont défilé comme les ministres: régionalisation, virage ambulatoire, CSSS et RLS, CISSS et CIUSSS, Santé Québec. À chaque fois, de nouvelles structures, de nouveaux acronymes, mais un même discours. Rationaliser, simplifier, améliorer l’accès. «Il n’y a rien eu de radical comme la Loi 2», tranche néanmoins le Dr Audet. «Avant, au moins, on pouvait s’adapter.»De la réforme Couillard à celle de Barrette, il a vu la paperasse s’épaissir, les directives se multiplier, les gestionnaires gagner du terrain. «On se sentait de plus en plus envahis par les procédures, les formulaires, les gestionnaires qui nous disaient quoi faire.» Il évoque entre autres le Centre de répartition des demandes de services, le CRDS, censé faciliter l’accès aux spécialistes. Un échec, selon lui. «C’est devenu d’une lourdeur infinie. Mais on s’est adapté, parce qu’on pouvait encore s’occuper de nos patients. Et tant qu’ils étaient capables de nous rejoindre, ça allait.»Le «trou» de 1997Pour comprendre la situation actuelle, explique le Dr Audet, il faut remonter à la fin des années 1990. À l’époque, tout allait rondement. Les gens ne manquaient pas de soins, les effectifs tenaient la route. Pourtant, au tournant de 1997, le message circule à Québec selon lequel on formerait trop de médecins. Le médecin de famille le ressent dans sa propre chair. Cette année-là, il subit deux pontages coronariens. En convalescence, il se voit offrir une prime pour diminuer sa pratique… ou prendre sa retraite. «On a commencé à dire qu’on allait former moins de médecins. Et tout le monde a dormi au gaz là-dessus pendant plusieurs années.»Le résultat, il le résume à l’aide d’une image: une génération entière s’est retrouvée coincée au beau milieu de la pyramide. «À l’époque, il y avait un bon groupe de médecins entre 30 et 50 ans. Vingt-cinq ans plus tard, ils sont dans la soixantaine avancée. Et derrière eux, il y a un trou générationnel difficile à combler.» Ce déséquilibre est au cœur du problème actuel, considère le septuagénaire. «Chaque gouvernement essaie de le patcher comme il peut.»À lire aussi: Monsieur Dubé, pourquoi épargnez-vous les médecins âgés?«La Loi 2 change tout»Si ce trou générationnel n’avait pas été creusé il y a 30 ans, le Dr Audet est convaincu qu’on n’en serait pas là aujourd'hui. Les cohortes en médecine ont certes été rehaussées, mais plutôt que de revaloriser la médecine de famille ou de libérer du temps clinique, Québec mise sur le contrôle, déplore l’omnipraticien en considérant qu’aucune réforme avant la Loi 2 n’avait touché aussi directement à la manière de pratiquer. «La Loi 2, c’est un réflexe du désespoir d’un gouvernement qui n’est pas plus compétent que les précédents à corriger la situation.» Le bureau ne sera plus le lieu du jugement et de la nuance, mais celui de la vitesse. On devra compter les patients, pas leurs besoins. On pénalisera ceux qui prendront le temps de comprendre, regrette le vieux médecin.Ce changement brutal frappe de plein fouet l’enseignement clinique qu'il prodigue aux résidents. «On leur apprend à faire une médecine globale, mais est-ce qu’ils pourront l’appliquer? Dire à un patient “J’ai 10 minutes pour toi”, c’est de la médecine fast-food.» Cette pression, le Dr Audet affirme qu’elle menace la médecine longitudinale qu'il promeut. «On leur enseigne à bien connaître les patients. Mais est-ce que le contexte va leur permettre ça dans leur pratique ?» Il soupire. «C’est une injure au professionnalisme. Et ce dégoût n’a pas d’âge», constate-t-il parmi ses collègues.Tristesse, anxiété… et incertitudeCar ce qui l’inquiète autant que la réforme, c’est le moral des troupes. Autour de lui, les visages changent. Ceux qui ont 50 ans de pratique comme lui, ou presque, affichent une lassitude qu’ils n’avaient jamais connue. La joie du métier s’effrite. «Une profonde tristesse nous envahit. Jusqu’ici, on pratiquait avec plaisir. On était contents des patients qu’on aidait, du contact avec les résidents.» Chez les plus jeunes, le sentiment est différent, mais tout aussi lourd. «Ce n’est pas la tristesse qui domine, c’est l’anxiété, la peur, le désarroi total», observe le Dr Audet.Dans ce contexte morose, le médecin de famille ne sait pas encore ce qu’il devra réponde à sa ritournelle «Encore un an?» Il pense à ses résidents, à ses collègues, et soupire: «J’ai encore du plaisir… mais la Loi 2 change beaucoup de choses.»

Loi 2: une réforme «sans précédent» en 50 ans

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