La médecine défensive

L'un de mes patients, un homme rongé par l'anxiété liée à sa santé, transporte toujours avec lui un dossier usé, bombé et méticuleusement organisé. Il contient les notes des médecins de tous les pays qu'il a visités. Mes notes s'y trouvent également.Lors d'une récente consultation, il en a sorti une provenant de son pays d'origine. Elle concernait le même problème que je venais d'évaluer. Je l'ai parcourue rapidement: six lignes, un diagnostic, un bref plan de traitement et quelque chose d'autre que nous avons discrètement perdu dans notre système – la confiance.Plus tard dans la journée, j'ai regardé la note que j'avais écrite pour lui. Vingt-huit lignes. Détaillée, précise, rédigée comme un document juridique. Je me souviens m'être demandé: comment en sommes-nous arrivés là?Certains pourraient affirmer que la brièveté de l'autre note reflète une qualité de soins inférieure à la norme. Mais si elle reflétait quelque chose de tout à fait différent, quelque chose que nous ne pouvons plus nous permettre? L'absence de peur.Consultez: Les patients en colère pensent-ils que le Collège est un exutoire? Permettez-moi une suggestionNous n'écrivons pas de longues notes parce que nous aimons écrire. Nous les écrivons parce que nous avons peur. Et malgré les pages, nous passons à côté de l'essence même de la consultation: les soupirs entre les phrases, l'incertitude dans les yeux du patient, les aspects silencieux de la médecine qui ne figurent jamais dans un dossier.Un autre de mes patients a vécu une expérience similaire. Il était en proie à un stress intense et s'est présenté aux urgences à l'étranger avec des douleurs thoraciques. Son ECG était normal, tout comme ses analyses sanguines. Le médecin l'a regardé dans les yeux, a établi un lien entre la douleur et l'anxiété et lui a proposé un plan de traitement. Le patient a refusé les médicaments et est rentré au Canada. Le stress est resté. Tout comme la douleur thoracique. Cette fois-ci, dans notre système, il a subi toute la batterie d'examens: ECG répétés, troponines, test d'effort, scanner cardiaque, tous sans résultat notable. Il a été renvoyé chez lui avec le même diagnostic qu'à l'étranger: douleur thoracique liée au stress. Mais ici, cela lui a coûté 10 fois plus cher et 20 fois plus de paperasse.Ce n'est pas rare. En médecine occidentale, la peur est le moteur de notre pratique quotidienne. La peur des plaintes. La peur des poursuites judiciaires. La peur d'être mal compris, mal cité, mal représenté. Nous pratiquons donc la médecine en restant sur nos gardes. Nous prescrivons trop, nous documentons trop, nous nous excusons trop. Non pas parce que nous nous en moquons, mais parce qu'on nous a appris qu'il ne suffit pas d'être prudent, il faut aussi pouvoir se défendre.La médecine défensive n'est plus l'exception. C'est la norme. Nous la pratiquons de manière réflexive, et ce faisant, nous érodons ce qui nous a attiré vers cette profession au départ.À lire aussi: «Si vous me désinscrivez, je vais vous gâcher la vie!»Et voici l'ironie: la médecine défensive ne nous protège même pas. Les études montrent que les patients intentent rarement des poursuites parce qu'un examen a été omis, mais parce qu'ils se sont sentis rejetés, ignorés, humiliés. Ce n'est pas le manque de données qui déclenche les poursuites judiciaires, c'est le manque de dignité.Ce qui nous protège, c'est notre présence. Pas la paperasse. Pas les protocoles. Notre présence. L'écoute. La connexion. Et le geste discret mais radical d'être humain dans la pièce.Dans les pays où les litiges sont rares et où la confiance reste intacte, la différence est flagrante. Les médecins s'appuient sur leur jugement clinique. Ils agissent plus rapidement, prescrivent et documentent moins, tout en obtenant la plupart du temps les mêmes résultats. Ils ne sont pas imprudents. Ils sont libérés d'un poids. Ils passent moins de temps à se protéger et plus de temps à voir leurs patients.Bien sûr, ces systèmes ont aussi leurs limites. Mais la peur n'est pas le principe de fonctionnement principal, et cela change tout.Le coût financier de la médecine défensive est stupéfiant. Mais le coût émotionnel est plus difficile à quantifier. C'est l'épuisement que l'on ressent après avoir passé plus de temps à documenter une consultation qu'à la mener. C'est le sentiment insidieux que le dossier médical est plus important que la conversation. C'est l'épuisement professionnel, non pas parce que l'on se soucie trop, mais parce que l'on doit prouver, à chaque clic, que l'on s'est soucié.Ne manquez pas: Vous me dégoûtez…Les patients souffrent également. Les listes d'attente s'allongent. Les rendez-vous semblent précipités. Les patients vulnérables, ceux qui ont besoin de plus, et non moins, de temps reçoivent souvent les soins les plus fragmentés. Le système privilégie l'efficacité, et non l'empathie.La médecine défensive redéfinit le rôle du médecin. Elle nous apprend à être prudents, et non curieux. Elle enseigne aux jeunes médecins que la sécurité ne réside pas dans la connexion, mais dans la conformité. Et petit à petit, elle vide le travail de son âme.Il ne s'agit pas seulement de réformer le système juridique, même si cela est important. Il s'agit de retrouver notre identité professionnelle.Nous devons former les nouveaux médecins à parler clairement, à écouter plus qu'à taper et à se tenir aux côtés de leurs patients sans trembler. Nous devons nous rappeler, et nous rappeler les uns aux autres, que nous n'avons pas choisi la médecine pour nous protéger.Nous l'avons fait pour protéger les autres.Mais, à un moment, la peur nous a fait lâcher notre stylo.Il est temps de le reprendre, n'est-ce pas? Le Dr Jabir Jassam est médecin de famille à Ottawa.

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