De Montréal à Ottawa: la décision difficile de la Dre Le Van

Après 23 ans d’exercice de la médecine au Québec, la Dre Mai-Anh Le Van a pris une décision qu’elle n’aurait jamais imaginée, celle de quitter la province. Urgentologue au Centre universitaire de santé McGill (CUSM) et médecin de famille à Côte-des-Neiges, elle a fermé son bureau cet été et amorcé une nouvelle vie à Ottawa. Mais elle n’a pas tout quitté du jour au lendemain. Par solidarité envers ses collègues, elle assurera encore ses gardes à l’Hôpital général jusqu’à la fin décembre. Quand nous lui parlons, elle est d’ailleurs au volant, entre Ottawa et Montréal — une transition à l’image de sa vie actuellement: entre deux systèmes; entre épuisement et apaisement.«J’ai vu la dégradation des conditions de pratique, année après année», raconte-t-elle. Pendant de longues années, la Dre Le Van a travaillé à l’urgence, fait de l’hospitalisation et du dépannage dans le Grand Nord. Elle a enseigné à l’Université McGill, dirigé des stages cliniques à l’externat et supervisé des résidents. À partir de 2016, elle s’est tournée vers la médecine de famille à raison de quatre à six jours par mois. «Mais depuis la pandémie, c’est devenu impossible», considère la clinicienne. Trop de paperasse, trop d’obligations administratives, trop peu de reconnaissance. Et surtout, cette impression d’être déclarée coupable d’un système qui s’effrite. «On nous rend responsables de tout, sans jamais nous donner les moyens d’agir.»Sur le même sujet: Projet de loi sur la rémunération: des médecins songent à quitter le QuébecLe déclic est venu au printemps dernier, avec le dépôt du projet de loi 106. «La discussion sur la loi a directement mené à ma décision», raconte-t-elle. Cette réforme, qui veut lier une partie de la rémunération des médecins à des cibles collectives de performance, a été pour elle la ligne rouge. «J’ai un problème avec le terme de responsabilité populationnelle des médecins. On fait reposer sur nos seules épaules la responsabilité de l’accès aux soins, sans nous donner les moyens de l’assumer», dit-elle. Elle redoute surtout la logique coercitive du texte. «C’est encore plus de contrôle, plus de contraintes. On nous traite comme si on était responsables de la pénurie de médecins.» Quelques jours après le dépôt du projet, elle annonçait à ses patients la fermeture de son bureau pour le 31 août.Les signaux d’un désengagementLe cas de la Dre Le Van n’a rien d’isolé. Partout au Québec, les signes d’un désengagement grandissant se multiplient. Selon un sondage mené fin mai par l’Association des médecins omnipraticiens de Montréal (AMOM), un médecin de famille sur deux songe à quitter la province. En Outaouais, un autre sondage réalisé au cours de l’été révèle que 74% des répondants envisagent de modifier leur pratique, et que 58% d’entre eux pensent partir ailleurs au Canada. Dans Lanaudière, près de 45% des omnipraticiens interrogés en juin déclarent vouloir réorienter leur carrière si le projet de loi 106 est adopté. En Gaspésie, ils sont près de neuf sur dix à prévoir un changement majeur de pratique.«Plus l’instabilité persiste, plus des médecins qui étudient leurs options vont nous quitter», avertit le Dr Guillaume Charbonneau, président de l’Association des médecins omnipraticiens de l’Outaouais. Les données du Collège des médecins du Québec vont dans le même sens. Depuis le dépôt du projet de loi 106, en mai 2025, les demandes de certificats de conduite professionnelle — exigés pour exercer dans une autre province — se sont nettement accélérées. De 32 en avril, elles sont passées à 56 en mai, puis sont demeurées élevées en juin (48) et en juillet (49), avant de redescendre à 33 en août. Cette série de trois mois consécutifs à un niveau inhabituellement haut traduit un désir réel de mobilité hors Québec.En arrivant à Ottawa, la Dre Le Van dit avoir eu l’impression de revenir vingt ans en arrière. «C’est comme le Québec du début des années 2000», observe-t-elle. Là-bas, les démarches sont simples, les structures plus souples, et les médecins moins contraints. «On approche une clinique, on dit combien de jours on peut offrir, et on vous trouve une place. Il n’y a pas d’obligation géographique ni de paperasse interminable.» Elle a déjà commencé à travailler dans un groupe de santé familiale, où elle fait du sans rendez-vous, ainsi qu’à l’Hôpital Montfort, où elle fera de l’hospitalisation. «Ici, les expertises sont respectées, on peut s’organiser selon nos forces, sans se justifier.» Ce contraste, dit-elle, n’est pas qu’administratif. «En Ontario, je me sens à nouveau médecin.»À lire aussi: Les Québécois paient des millions chaque année pour recevoir des soins au CanadaQuébec craint l’exodeÀ Québec, le gouvernement semble partager la crainte d’un exode. François Legault a reconnu publiquement que le départ de médecins vers d’autres provinces «serait une catastrophe pour l’accès aux soins». Jeudi, le premier ministre a d’ailleurs annoncé que la loi spéciale visant à entériner le projet de loi 106 comporterait une disposition pour «empêcher les médecins de s’exiler». Une sortie qui a immédiatement suscité des réactions négatives, plusieurs médecins s’étonnant que le gouvernement veuille s’attaquer au «droit de circuler, de résider et de travailler dans la province de son choix», qui figure tel quel dans la Charte canadienne des droits et libertés.Dans ce contexte où le bras de fer s’intensifie entre les fédérations médicales et le gouvernement, la Dre Le Van n’appelle cependant pas ses confrères à l’exil. «Ce n’est pas une décision que je souhaite à personne», précise-t-elle. Si elle a pu franchir le pas, c’est parce que sa situation le permettait: un conjoint dont l’emploi peut se faire à distance, des enfants qui ont pu facilement s’intégrer dans un milieu francophone à Ottawa et une offre d’emploi confirmée à l’Hôpital Montfort. «Beaucoup de mes collègues n’ont pas cette possibilité, même s’ils y pensent. Moi, j’étais rendue là.»Pour la Dre Le Van, son départ n’a rien d’un désaveu personnel. Elle le voit plutôt comme un signal d’alarme. «J’aime profondément le Québec. J’y ai tout appris, tout donné. Mais on a fini par rendre la pratique intenable», confie-t-elle. Si elle a choisi de recommencer ailleurs, c’est avant tout pour retrouver le sens de son métier. «Je veux juste pouvoir soigner, sans avoir l’impression de me battre contre le système», dit-elle. Elle marque une pause, avant d’ajouter: «J’espère sincèrement que les choses vont s’améliorer. Sinon, d’autres suivront.»

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