C’est ainsi qu’entre la lumière

En tant que médecins, nous suivons l’axiome «guérir parfois, soulager souvent, réconforter toujours».Mais qu’est-ce que le réconfort? Comment aider les gens à guérir même lorsqu’ils sont en train de mourir? Nous devons les écouter, mais nous pouvons aussi leur offrir davantage. J’ai modifié les noms et les détails d’une histoire qui s’est déroulée il y a 20 ans.Darren était assis sur le bord de son lit d’hôpital, la tête entre les mains. Si je l’avais vu assis dans un bar avec des amis, je l’aurais pris pour un jeune homme d’une trentaine d’années, en bonne santé et élégant. En y regardant de plus près, j’aurais remarqué que ses yeux erraient, déconnectés de son cerveau. Et il avait besoin d’aide pour marcher, non pas parce qu’il était aveugle, mais parce que son équilibre et sa coordination étaient si mauvais qu’il tanguait et roulait comme un marin en haute mer. Tout avait commencé huit ans auparavant par des troubles bénins de la vision et de légers maux de tête. Lors de sa première consultation avec son chirurgien, celui-ci lui avait dit: «Si vous devez avoir une tumeur dans la tête, un méningiome est la meilleure chose qui puisse vous arriver.» J’avais grimacé en réalisant qu’on lui donnait de faux espoirs, mais aussi en me souvenant de mes propres erreurs, nées de l’espoir que j’avais placé en quelqu’un d’autre. Après l’opération, il a appris qu’il s’agissait d’un méningiome de grade deux, atypique, susceptible de récidiver. De plus, l’opération n’avait pas permis une résection complète en raison de son emplacement à la base du cerveau. Il a suivi une radiothérapie, puis a mené une vie normale pendant quelques mois.La récidive de la tumeur a lentement érodé son indépendance. Il ne voyait plus et son odorat n’était plus qu’un lointain souvenir. Il lui était impossible de marcher seul et il ne pouvait plus avancer sans quelqu’un à ses côtés. Il a rarement quitté son appartement au cours des derniers mois. Des scanners répétés ont montré la lente invasion de la tumeur sur ses sens et ses fonctions vitales. Son monde s’était rétréci et flétri, mais la dernière année a été la pire. Il se réveillait, mangeait, écoutait de la musique, parlait à ses amis, mangeait à nouveau et allait se coucher. Étonnamment, Greg ne l’avait pas quitté. Greg et lui s’étaient rencontrés au travail, alors que la tumeur ne provoquait que des symptômes subtils et qu’il pouvait encore la cacher. Ils étaient tombés amoureux et avaient emménagé ensemble. Greg l’avait accepté malgré sa tumeur, même si aucun d’eux ne savait que cela finirait ainsi. Greg disait qu’il l’aimait toujours, même s’il ne comprenait pas pourquoi, car il était devenu si malheureux et impuissant dans son monde qui se rétrécissait. Darren redoutait que Greg le quitte, mais il sentait qu’il représentait un fardeau horrible pour lui. C’était quelque chose dont lui et Greg n’avaient jamais discuté.Le dernier scanner, réalisé trois mois auparavant, avait montré que la tumeur dans sa tête écrasait progressivement le tronc cérébral. Le médecin avait dit qu’elle le tuerait un jour, car elle comprimerait son système respiratoire. Il commençait à attendre la mort avec impatience. Il se sentait piégé dans une grotte sombre où l’eau s’infiltrait et remplissait l’espace. Greg et lui avaient parlé de sa mort, mais c’était une conversation embarrassante, sans conseils ni soutien. Darren pensait que Greg avait compris ses sentiments et qu’il était prêt à le laisser partir. Mais ce n’était pas le cas. Il y a deux jours, pendant son sommeil, il avait du mal à respirer, faisant de longues pauses entre chaque respiration. Greg a paniqué et a appelé le 911. Les ambulanciers ont fait leur travail et lui ont inséré un tube dans la gorge. Le médecin urgentiste lui a administré de la dexaméthasone pour réduire le gonflement autour de la tumeur. Et maintenant, il se retrouvait à l’hôpital. La porte pour échapper à cet enfer était ouverte, mais Greg l’avait ramené en arrière et Darren se sentait trahi.«Maintenant, regardez-moi. Je ne peux même pas mourir, bon sang! Je ne sais pas quoi penser. Je suis tellement en colère contre lui. Enfin, pas vraiment… Mais maintenant, je dois mourir à nouveau, alors que je ne voulais même pas vivre.»Darren et Greg ont été abandonnés par notre système de santé. Pourquoi ont-ils été laissés seuls face à ce lourd fardeau? Était-ce la vieille histoire des médecins qui attendent d’être certains qu’il est en train de mourir avant de faire appel aux soins palliatifs? Était-ce un manque de coordination entre les soins primaires et les soins spécialisés? L’accès aux soins palliatifs devrait dépendre des besoins et non du pronostic. Je voyais tant d’occasions manquées d’aider ce couple: discuter pour savoir si Darren était un fardeau pour Greg (probablement pas), aider Darren et Greg à comprendre ce que serait la mort et comment y réagir, et surtout aider Darren à continuer à vivre et à trouver un sens à sa vie tout en mourant. Il faut le répéter: les soins palliatifs concernent la vie, pas la mort. Toute personne atteinte d’une maladie mortelle peut bénéficier d’un soutien supplémentaire.À lire aussi: Dix ans après leur entrée en vigueur, les directives de fin de vie sont peu utilisées. Voici pourquoiDarren se trouvait désormais en terrain inconnu. Personne ne savait combien de temps les stéroïdes pourraient retarder la progression de la tumeur. Comment pouvais-je améliorer sa qualité de vie pendant le temps qu’il lui restait? Je cherchais l’inspiration dans la chambre d’hôpital austère. Les murs recouverts de faux panneaux de bois et les vannes vides pour l’oxygène et l’air me fixaient, reflétant l’impuissance de la technologie dans cette situation.Nous avons discuté des symptômes. Il présentait de nombreux signes physiques (baisse de la vision, mauvais équilibre, absence d’odorat), mais je ne pouvais rien faire pour les rétablir. En réalité, ses symptômes physiques étaient minimes, car ses maux de tête étaient légers en raison d’une tumeur à croissance lente. Il ne semblait pas déprimé, car il trouvait encore du plaisir à écouter de la musique ou à discuter avec ses amis lorsqu’ils l’appelaient ou lui rendaient visite. Il était clair que la diminution de ses capacités lui donnait un sentiment d’échec. Il ne voyait aucun espoir et aucun intérêt à poursuivre son existence quotidienne. Bien que je lui aie témoigné de l’empathie pour ses souffrances intenses et persistantes, cela n’était pas suffisant. Faire preuve de compassion ne se limite pas à l’empathie, cela implique également d’agir pour soulager la souffrance.Ce que j’avais observé chez certaines autres personnes atteintes de maladies graves, c’était leur incroyable résilience. Elles avaient détourné leur attention de leurs pertes pour se concentrer sur leurs forces restantes et sur la manière dont la maladie les avait renforcées. En examinant les décombres de leur ancienne vie, elles avaient pu en extraire des éléments à partir desquels elles avaient pu se construire une nouvelle vie réaliste, mais pleine de sens. Les fenêtres donnaient sur les montagnes. «Darren, j’ai rencontré d’autres personnes qui souffrent terriblement comme vous… et parfois, elles me disent qu’il y a quelque chose… de bon ou de positif qui est ressorti de leur maladie. Je me demande s’il y a quelque chose… quoi que ce soit… qui soit ressorti de toutes vos souffrances au cours des derniers mois et des dernières années.» Je m’attendais à une explosion de colère, et je l’aurais comprise. J’ai obtenu le silence, puis, lentement, une réponse.«Quand j’ai fait mon coming out à ma famille à 18 ans, mon père m’a demandé de quitter la maison. Ma mère était bouleversée, mais elle n’a pas contredit mon père. Je suis parti à l’université et je ne les ai pas revus pendant des années… Même quand ma tumeur a été diagnostiquée, elle ne m’a pas adressé la parole. Mais à mesure que la tumeur s’est aggravée, ma mère et moi nous sommes rapprochés.»Je me suis autorisée à respirer. «Racontez-moi la suite…»«Ma sœur a été le lien entre ma mère et moi pendant toutes ces années où nous ne nous parlions pas. Elle vit dans la même ville que ma mère. Elle m’appelait de temps en temps et quand elle venait ici, elle me rendait visite. Elle a dû parler à ma mère de ce qui m’arrivait. Je n’ai jamais parlé de ma mère, je voulais oublier… Mon père est mort il y a des années. Oui… Je pense que nous nous sommes vraiment réconciliés. Elle m’appelle tous les deux ou trois jours pour prendre de mes nouvelles, elle parle à Greg et essaie de l’aider.»C’était quelque chose avec lequel nous pouvions travailler. Il est difficile de transformer une souffrance émotionnelle en quelque chose de moins douloureux. Mais s’il y a ne serait-ce qu’une petite lueur qui perce dans l’obscurité, cette lueur peut être amplifiée. Après avoir obtenu sa permission pour contacter sa sœur, j’ai parlé aux membres de notre équipe qui se sont mis au travail.Sa sœur est arrivée le lendemain. Le frère et la sœur, soutenus par une infirmière et un accompagnateur spirituel, ont réfléchi à leur relation durable et à l’acceptation finale de leur mère à son égard. Greg a été encouragé à parler de sa peur de la mort de Darren et du privilège que cela avait été de s’occuper de lui. Notre équipe a fourni des informations sur le processus naturel de la mort et sur la manière dont notre système de santé pouvait répondre aux besoins de Greg s’il en avait besoin. L’arrivée de sa mère a déclenché une conversation qui a abordé les aspects douloureux de leur vie, en mettant l’accent sur le pardon et la guérison.À lire aussi: Les soins palliatifs permettent de mourir avec dignité, mais sont mal comprisIl n’avait montré aucun signe de détresse respiratoire à l’hôpital, nous avons donc commencé à planifier son retour à la maison. «Si j’ai plus de temps, je pourrais peut-être partir en voyage avec ma sœur et ma mère. Qui sait ce qui va se passer?» Darren est rentré chez lui avec Greg, décidé à se concentrer sur la vie plutôt que d’attendre la mort. Il savait qu’il allait mourir à nouveau, mais il pouvait désormais envisager deux possibilités: vivre pleinement, tout en mourant. La souffrance était toujours présente, mais il se concentrait désormais sur la lumière qui éclairait ses relations et sur la capacité de son esprit à donner un sens à quelque chose d’horrible. Darren est décédé pendant la nuit, dix jours plus tard. Il a laissé Greg endormi à ses côtés.Vingt ans plus tard, je reconnais que Darren a connu une intense souffrance existentielle pendant les mois qu’il a passés chez lui, accablé par la maladie et sans soutien adéquat. Il faut beaucoup de travail intérieur pour arriver à la fin de sa vie avec un sentiment d’acceptation, de sens, de croissance personnelle et de connexion aux autres. Lorsque les gens sont confrontés aux mystères de la vie et de la mort sans avoir appris les leçons du vieillissement et sans soutien adéquat, cela peut provoquer de la peur, de l’angoisse, de la culpabilité et un sentiment d’incompétence. Un sentiment de défaite conduit à un sentiment de perte de contrôle et d’enfermement. Les personnes dans cet état croient que la seule façon de sortir de leur souffrance actuelle est la mort. Les psychiatres considèrent cet enfermement comme un élément clé qui pousse les pensées suicidaires à se transformer en tentatives. Notre équipe a aidé Darren à recadrer sa perception des choses, passant des pertes aux forces, de l’échec au pardon et à l’amour, et elle a facilité la connexion avec ceux qui donnaient un sens à sa vie. L’histoire de Darren ressemble à celle d’une personne à risque de dépression. Ne la considérez pas comme un simple élément du processus de fin de vie. Bien que 15 à 50% des personnes atteintes d’un cancer présentent des symptômes dépressifs, seuls 5 à 20% d’entre elles répondent aux critères diagnostiques du trouble dépressif majeur. Les critères diagnostiques de la dépression recoupent bon nombre des symptômes d’une maladie à un stade avancé. Cependant, les tests PDQ-2 et PDQ-9 sont des tests de dépistage courts qui peuvent vous aider à exclure cette possibilité. Même si Darren se sentait déprimé et n’entreprenait aucune activité qui lui procurait du plaisir, il appréciait la compagnie de Greg et les appels de sa sœur, de sa mère et d’autres amis. Ainsi, son anhédonie provenait d’un sentiment d’incompétence et d’échec plutôt que d’un manque de motivation, comme c’est le cas dans la dépression.De nombreuses personnes présentant ces symptômes répondent aux critères d’un syndrome psychosocial existentiel appelé démoralisation, un état mental caractérisé par une baisse du moral et une mauvaise capacité d’adaptation, marqué par des sentiments de désespoir, d’impuissance, de perte de sens et de perte de but dans la vie. L’échelle d’évaluation des symptômes psycho-existentiels (PeSAS, pour Psycho Existential Symptom Assessment Scale) est une échelle de 11 points définie comme suit: absent = 0, léger = 1-3, modéré = 4-7 et grave ≥ 8; les catégories modérée et grave représentant des intensités de souffrance cliniquement significatives. Le traitement principal de la démoralisation consiste d’abord à améliorer le fardeau des symptômes de la maladie en traitant les symptômes physiques. La psychothérapie axée sur le rétablissement du sens, du but et de l’espoir est le traitement principal. Si elle n’est pas traitée, la démoralisation peut conduire à la dépression, au désespoir et au désir de mourir. Nous disposons aujourd’hui de thérapies fondées sur des preuves, telles que la thérapie de la dignité, la thérapie cognitivo-comportementale, les thérapies psychosociales en oncologie et diverses thérapies et mesures de soutien visant à renforcer le sens de la vie et à redonner espoir. Il est nécessaire de traiter la souffrance existentielle dès le début de la maladie et de ne pas la laisser se propager comme une bactérie qui se répand dans le reste du corps et entraîne une septicémie. À lire aussi: L'agonie et la mort: que doivent savoir les jeunes médecins?Soyez attentif aux indices de souffrance existentielle dans les conversations des gens. Le ton est désespéré et les thèmes abordés sont l’échec personnel, les regrets et la culpabilité. «Regarde-moi. Je ne peux même pas mourir maintenant» ou «Je suis un énorme fardeau pour ma famille» ou encore «Je ne peux rien faire». Darren n’a tendu la main à personne, car il se sentait comme un échec et un fardeau, et ses proches n’ont pas pu bénéficier des services d’un facilitateur compétent que peuvent offrir des soins palliatifs de qualité, jusqu’à ce qu’il soit presque trop tard. Greg, Darren, sa mère et sa sœur ont tous considéré que les derniers jours étaient un cadeau. L’amour, le pardon, le bonheur et la tristesse ont dominé les conversations, reléguant le désespoir, l’impuissance et la culpabilité au second plan. Des recherches en psychologie ont montré que ce dont nous nous souvenons d’un événement important de notre vie, c’est le début, le point culminant (merveilleux ou terrible) et la fin. Ainsi, pour les proches de Darren, ses derniers jours resteront un souvenir qui influencera leur propre maladie et leur souffrance futures, ainsi que celles des autres. L’ouverture d’esprit de Darren pour trouver un moyen de surmonter sa souffrance a été un bel héritage.Les derniers jours de Darren ont-ils compensé les nombreux jours où il s’est senti comme un fardeau et a subi perte après perte? Pour de nombreux patients, l’expérience de l’amour, le fait de donner et de recevoir le pardon et le fait de donner un sens à sa vie sont des raisons suffisantes pour rester en vie. Nous pouvons aider nos patients à voir une lueur d’espoir, en espérant qu’ils la saisiront comme une occasion de guérison.La Dre Romayne Gallagher a pris sa retraite après une carrière de médecin en soins palliatifs dans un hôpital universitaire de Vancouver (Providence Health Care). Elle est membre du conseil d’administration de la Société canadienne de médecine palliative.

C’est ainsi qu’entre la lumière

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