Un orthopédiste radié pour une chirurgie non indiquée et inutile

«Le public est en droit d’attendre mieux d’un médecin expérimenté.» C’est l’une des conclusions, assez sévères dans leur ensemble, tirées par le Conseil de discipline du Collège des médecins du Québec (CMQ) au terme de l’audience du Dr Georges Sioufi. Ses pairs ont jugé qu’il n’avait pas établi son diagnostic avec la plus grande rigueur, qu’il a dès lors pratiqué une chirurgie non nécessaire et inadéquate, dont il a tardé à produire le protocole opératoire. Ces trois infractions, auxquelles le chirurgien orthopédique a plaidé coupable, présentent un «degré de gravité objective très élevé», car elles sont «au cœur même de l’exercice de la profession médicale», souligne la décision du Conseil de discipline rendue le 27 mai à l’égard du praticien. Elle rappelle d’une part que «le médecin doit s’abstenir de toute intervention contraire aux règles de l’art et aux données actuelles de la science médicale» et d’autre part que «la médecine vise à rétablir la santé, non à causer des préjudices aux patients». Or, en l'occurrence, la qualité de vie de la patiente concernée a été significativement affectée par les soins prodigués par le Dr Sioufi.En conséquence, le médecin montréalais se voit imposer deux périodes de radiation de trois mois chacune, à purger simultanément, pour son erreur de diagnostic et l’opération inappropriée qu’il a effectuée. Il écope également d’une amende de 3500$ pour avoir dicté son protocole opératoire sept mois après la réalisation de sa chirurgie, une fois que sa patiente a déposé plainte contre lui.Les faits reprochés au Dr Sioufi remontent au début du mois de mai 2022. Le mercredi 4, une femme âgée de 89 ans est admise à l’urgence de l’Hôpital Santa Cabrini, à Montréal. Après une chute, elle se plaint de douleur à la hanche. Les radiographies initiales du bassin et de la hanche, demandées par l’urgentologue, ne démontraient pas de fracture. Ce dernier requiert néanmoins une consultation en orthopédie «pour une fracture de la hanche gauche». L’orthopédiste de garde prescrit alors un scan pelvien. Celui-ci montre la présence d’une fracture de rameaux pubiens ainsi que celle d’une légère coxarthrose bilatérale, mais écarte la présence de fracture au niveau du col fémoral.Le Dr Sioufi prend le dossier en main le lendemain matin, «sans transfert verbal de son collègue», précise l’exposé conjoint des faits repris dans la décision. Il rencontre la patiente à huit heures du matin et constate qu’elle souffre d’ostéoporose sévère, qu’elle présente un historique de chutes et qu’elle est entièrement autonome. À l’examen physique, le test du «log roll», qui permet l’évaluation articulaire de la hanche, révèle une douleur prononcée malgré l’analgésie - «la patiente a hurlé de douleur» -, un symptôme compatible avec une fracture du col fémoral.Le chirurgien révise alors les images disponibles, sans consulter le compte-rendu du radiologiste. Selon lui, elles confirment effectivement une fracture du col fémoral «avec bris cortical x2 sans déplacement», de grade zéro selon la classification de Garden, qui nécessite une procédure de fixation par vis canulées, conclut l’orthopédiste qui procède à l’intervention le jour même, dans la soirée. L’opération se déroule sans complication.Qualité de vie amoindrieQuatre semaines plus tard, soit le 1er juin, le Dr Sioufi revoit la patiente pour un suivi en clinique externe. La presque nonagénaire récupère bien et son évolution est jugée favorable. Sur la note de suivi, le praticien indique: «"fracture non visible"; guérison endostéale attendue donc normal de ne pas voir de cal(cification)».Le 22 juillet, la femme consulte à nouveau. Elle se plaint d’une douleur vive à la hanche gauche. Le lendemain, elle revient à l’hôpital, car la douleur s’est amplifiée. Les radiographies mettent en évidence une fracture au niveau des vis mises en place le 5 mai par le Dr Sioufi. La patiente est opérée le jour même par un autre orthopédiste en raison d’une fracture sous trochantérienne de la hanche gauche. Dans sa demande d’enquête, déposée devant le syndic du Collège le 17 novembre 2022, la patiente dit avoir été victime d’une «erreur médicale (qui) a par la suite provoqué une deuxième chute quelques semaines plus tard». Elle précise que depuis ces événements, sa qualité de vie s’est amoindrie «de manière significative». Elle mentionne une «perte de mobilité importante, une perte d’appétit, de sommeil (et) de la fatigue», ainsi que la prise de morphine pour soulager sa douleur chronique. Enfin, elle signale qu’elle a dû déménager en raison de sa condition médicale et de sa perte d’autonomie. Lire aussi: Un chirurgien cardiaque consent à une limitation d’exercice draconienneExpertise sans équivoquePour rendre sa décision, le Conseil de discipline du Collège s'est appuyé sur le rapport d’expertise apporté en preuve par le syndic, qui avait mandaté la Dre Annie Deshaies, elle-même orthopédiste au Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke. La consoeur du Dr Sioufi est catégorique. Ce dernier a bien commis «une erreur de diagnostic dans le dossier de (la patiente) qui a mené à une chirurgie non nécessaire». De plus, cette «chirurgie de vis canulées n’a pas été effectuée selon les normes de pratique en vigueur en 2022. Les vis étaient au départ trop distales, ce qui a mis la patiente à risque d’une complication de fracture sous trochantérienne telle que survenue en juillet suivant».Selon la Dre Deshaies, le chirurgien montréalais «a pris une décision sur la base uniquement de son évaluation clinique» et, à son avis, l’appellation «fracture du col fémoral Garden 0» en témoigne. Elle explique que la classification de Garden ne prévoit pas de cote 0. L’échelle va de 1 à 4 selon le patron de fracture. L’experte croit donc que «le Dr Sioufi voulait dire que la radiographie était normale alors que l’examen physique était parlant et qu’il soupçonnait une fracture frustre du col fémoral». Un scénario bel et bien possible, «mais une investigation complémentaire aurait dû être faite AVANT d’amener la patiente en salle d'opération».Dans ce cas, la Dre Deshaies estime ainsi que son confrère aurait dû «pousser l’investigation plus loin à l’aide d’une résonance magnétique (ou possiblement une scintigraphie osseuse)». Malgré tout, la chirurgienne affirme que la chirurgie n’était pas indiquée. La patiente souffrait d’une fracture non déplacée du rameau pubien inférieur gauche et d’une discrète fracture non déplacée à la jonction du rameau pubien supérieur gauche et du mur antérieur. «Ce diagnostic à lui seul expliquait, à mon avis, la symptomatologie de la patiente», écrit-elle. Elle précise par ailleurs que «le traitement de cette fracture est l’observation, la mobilisation et la mise en charge progressive selon la tolérance de la patiente, l’aide à la marche si nécessaire et la physiothérapie au besoin». En résumé, «le problème réside dans le fait que le Dr Sioufi n’a pas consulté le rapport du radiologiste ni cherché à confirmer son impression clinique AVANT d’opérer (la patiente). En d’autres mots, si le Dr Sioufi avait cherché le résultat des examens radiologiques AVANT de prendre une décision pour la salle d’opération, il aurait constaté que le diagnostic n’était pas la fracture du col fémoral».Lire aussi: Deux médecins obtiennent plus d'un million de dollars en frais de justiceChirurgie hétérodoxeS’agissant de la chirurgie réalisée par l’orthopédiste, la Dre Deshaies rapporte qu’un des traitements reconnus de la fracture du col fémoral déplacée consiste en la pose de trois vis canulées, qui doivent être placées perpendiculairement au trait de fracture et/ou longitudinal dans le col. «De plus, le point de départ au cortex latéral du fémur est très important à respecter», souligne l’experte en ajoutant qu’il «est connu qu’un point d’entrée des vis trop distal (sous le niveau du petit trochanter) risque une fracture éventuelle sous trochantérienne comme celle survenue chez la patiente».Le Dr Sioufi n’a quant à lui installé que deux vis canulées, ce qui n’est pas classique comme façon de faire», indique la Dre Deshaies qui a néanmoins trouvé un article scientifique suggérant que deux vis peuvent suffire, ce qui a étonné l’experte. Cela dit, «peu importe le nombre de vis utilisées au final», conclut-elle. «L’emplacement de celles-ci était le réel problème, car les vis étaient au départ distales au niveau du petit trochanter. Ce positionnement est clairement responsable de l'affaiblissement du cortex et c’est exactement à ce niveau que la fracture est survenue.»À l’audience, le Dr Sioufi a fait son mea culpa en présentant des excuses à sa patiente; excuses que ses pairs ont trouvé sincères. Il a reconnu qu’il n’utilisait pas souvent la technique des vis canulées et qu’il ne l’avait pas réutilisée depuis. Le chirurgien, qui n’avait pas d’antécédent disciplinaire depuis son inscription au tableau en 1987, dit avoir pris des mesures pour éviter qu’une telle situation se répète. Il affirme procéder désormais à tous les examens diagnostiques requis avant de confirmer l’indication d’une chirurgie, de même qu’il dicte ses protocoles opératoires dans les délais requis.

Un orthopédiste radié pour une chirurgie non indiquée et inutile

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