Soigner ou ne pas soigner un proche?

Dossier | De soignant à soigné | Supplément web |Profession Santé, décembre 2024Dans le cadre de sa pratique, un médecin est censé faire preuve d’objectivité vis-à-vis de ses patients. Un impératif qui exige de maintenir une saine distance afin de garantir des soins sécuritaires et d’éviter que son jugement clinique soit altéré par l’émotion ou d’autres facteurs subjectifs. C'est pour cette raison que le Collège des médecins du Québec rappelle régulièrement à ses membres qu’ils ne peuvent se traiter eux-mêmes ou traiter leurs proches, sauf en cas d’urgence.Cette situation d’urgence, le Dr Alain Vadeboncoeur l’a vécue il y a quelques années lorsqu’il a visité son père qui était hospitalisé après une chirurgie du côlon. À peine entré dans sa chambre, le médecin — à l’époque chef des urgences à l’Institut de cardiologie de Montréal — constate qu’il est beaucoup plus essoufflé que d’habitude. Il consulte ses signes vitaux et s’aperçoit que sa saturation en oxygène est très basse après avoir marché. «Dans mon esprit, ça ne faisait aucun doute: mon père faisait de la fibrillation auriculaire. Il pouvait aller très mal.»L’urgentologue fait appeler un médecin. Un résident se présente, examine son père et suspecte une atélectasie. En désaccord avec son opinion, le Dr Vadeboncoeur l’informe qu’il est médecin. «Ça crée un petit malaise. Je lui partage mon diagnostic et le résident change son fusil d’épaule. Il demande une radio du poumon.»Sur le même sujet: Les soignants qui deviennent patientsSon père est descendu à la radiologie dont il remonte encore plus essoufflé. Le Dr Vadeboncoeur fait rappeler le résident en toute urgence. Il tarde à revenir. «Mon père avait de plus en plus de mal à respirer. C’était critique, il allait coder», se souvient l’urgentologue qui n’a pas longtemps hésité. Ni une, ni deux, il met son stéthoscope autour du cou, descend à la radiologie et récupère le rayon X de son père: œdème pulmonaire. «Je décide d’aller à l’urgence chercher de l’aide. Je montre la radio à un confrère qui est de suite monté à l’étage avec moi. On s’est tous les deux occupés de mon père et on a évité qu’il soit intubé.»Le Dr Vadeboncoeur reconnaît que c’était «une situation éthique assez particulière. Soit je laissais mon père entre les mains du résident, soit j’agissais à la limite de la déontologie. Je sais que j’ai outrepassé les consignes, mais j’ai agi de la bonne façon pour mon père.»«Le médecin doit, sauf dans les cas d’urgence ou dans les cas qui manifestement ne présentent aucune gravité, s’abstenir de se traiter lui-même ou de traiter toute personne avec qui il existe une relation susceptible de nuire à la qualité de son exercice, notamment son conjoint et ses enfants.» — article 70 du Code de déontologie des médecinsDeux cancers diagnostiqués à des prochesOmnipraticienne à Huntingdon, la Dre Fabienne Djandji a été confrontée au même dilemme à deux reprises. La première concernait son beau-père qui souffrait de reflux gastriques après le temps des Fêtes. Il obtient un rendez-vous avec son médecin de famille pour la fin avril. Ce n’est pas son genre de se plaindre. Je l’ai envoyé faire une prise de sang qui est revenue normale.» Mi-février, ses symptômes s’aggravent, l’homme commence à perdre du poids. Il relance son médecin de famille qui consent à le voir fin mars.Sur le même sujet: Soignants et proches aidants, la double peineLa Dre Djandji prend les choses en main et contacte un chirurgien d’Huntingdon qu’elle connaît. Il pratique une coloscopie et une gastroscopie; rien à signaler. «J’étais sûre que ce n’était pas juste du reflux», signale l’omnipraticienne. «J’ai demandé un scan, comme je l’aurais fait pour n’importe lequel de mes patients.» Résultat: une masse au pancréas, qui s’est avérée cancéreuse. «Ce n’était pas évident. Je n’étais pas supposé le prendre en charge, mais humainement, je ne pouvais pas le laisser dépérir, même si c’est mon beau-père», justifie la médecin de famille.Deux ans après, sa grand-mère se plaint du dos. Elle consulte son médecin qui lui dit que c’est musculaire et lui prescrit de la physio. Elle se présente plus tard aux urgences, même diagnostic. Toujours souffrante, elle se représente une semaine après à l’urgence. On lui prescrit de la morphine.«Je connais ma grand-mère, c’est une femme forte et courageuse. Je l’ai examinée puis je lui ai fait passer un rayon X. Elle avait des masses au poumon et aux os. Je l’ai renvoyée à l’urgence pour qu’ils lui fassent un scan, mais l’urgentologue lui a conseillé de voir son médecin de famille. Je l’ai aussitôt appelé pour lui dire: va la scanner. Il me répond de ne pas m’en mêler, que suis biaisée, mais finit par accepter si je signe la requête. Ce que j’ai fait.» Résultat : métastases osseuses.Lire aussi: Le médecin qui prend des risques«C’est toujours un enjeu. Est-ce que j’exagère parce que c’est ma grand-mère ou est-ce que je l’aurais fait pour une autre patiente? Il faut toujours se poser cette question », estime la Dre Djandji. « Si je dois me faire prendre par le Collège parce que j’ai diagnostiqué un cancer à mon beau-père et à ma grand-mère, je pense que ça en valait la peine.»Et vous, comment auriez-vous agi en pareilles circonstances?

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