Se remettre du décès d’un patient

«Vous organisez ce qui est sous le contrôle de la Fortune, et vous abandonnez ce qui est sous le vôtre» — Sénèque, philosophe stoïcienLe Dr Alan Kaplan est un médecin de famille expérimenté basé à Markham, en Ontario. Il se souvient bien de ce que l’on ressent lorsqu’un patient meurt subitement. «Il y a d’abord l’effet OMG [Oh my god!]. Ensuite vient la tristesse, suivie du doute: ai-je manqué quelque chose? Puis un sentiment de culpabilité, même si vous n’avez rien manqué. Enfin, il faut essayer de comprendre pour trouver comment parler à la famille.»Cette gamme de sentiments n’est pas rare, mais l’intensité des émotions prend parfois les médecins qualifiés par surprise, explique la Dre Mamta Gautam, psychiatre à Ottawa et pionnière dans le domaine de la santé mentale des médecins.«Nous comprenons et acceptons la mortalité, mais nous restons humains», explique la Dre Gautam, qui traite régulièrement des médecins dans son cabinet, dont certains à la suite de la mort d’un patient. «Il y a des patients et des familles avec lesquels nous tissons des liens plus étroits, et leur mort nous frappe plus durement». Voici quelques exemples de situations dans lesquelles la mort peut affecter les cliniciens:lorsque le patient était un enfant;lorsque l’on est directement témoin du décès;en cas d’erreur ou de retard dans le traitement du patient;lorsque le patient était en convalescence ou au milieu d’une intervention chirurgicale;en cas d’échec de la réanimation;après une blessure traumatique mettant en danger la vie du patient;quand le décès d’un patient survient dans une petite communauté et que vous le connaissiez personnellement;un patient dont la situation nous touche de près, car il nous rappelle un être cher que nous avons perdu ou qu’il nous ressemble (par son âge, sa formation, sa profession, sa situation).Réactions communesSi les sentiments exprimés par le Dr Kaplan ne sont pas rares, la Dre Gautam insiste sur le fait que le deuil est propre à la personne qui le vit. En général, les médecins:traversent les différentes étapes du deuil à des moments différents;peuvent nier son impact ou le compartimenter, afin de pouvoir continuer leur travail;peuvent ressentir de la colère, protestant contre ce qui s’est passé, contre l’injustice de la situation;peuvent être irritables et s’en prendre aux autres, souvent sans grande provocation;peuvent se sentir tristes, voire déprimés, et avoir du mal à se concentrer ou à dormir;peuvent s’inquiéter d’une issue inattendue pour tous leurs patients, devenir plus tendus, plus prudents, voire incapables d’exercer.«Certaines de ces réactions peuvent être retardées pendant des heures, des jours, des semaines ou des mois après le décès du patient.»La vie en rose, la vie en noir et blancCertains médecins cultivent un état d'esprit qui ne les aide pas à se remettre d’un décès. La Dre Gautam se souvient par exemple d’un décès survenu dans une salle d’opération au cours de sa formation médicale, au milieu des années 1980. Une autre étudiante en médecine était en larmes. Le chirurgien lui a dit qu’il n’y avait pas de place pour cela à l’hôpital et que si elle ne parvenait pas à mieux gérer ses émotions, elle devrait reconsidérer sa carrière médicale.«Dans la culture médicale, on attend de nous que nous continuions, que nous nous occupions du patient suivant, que nous mettions nos sentiments de côté. Il faut se résigner, mon chou. Avoir des sentiments et les exprimer était considéré comme une faiblesse, et il y avait beaucoup de stigmates et de jugements associés à cela, signale la Dre Gautam. Il faut prendre le temps de digérer une telle perte. Elle peut avoir des conséquences physiques et émotionnelles si nos sentiments s’accumulent sans qu’on s’en préoccupe.»L’idée selon laquelle il faut se contenter de tenir le coup est en train de changer à mesure que notre culture évolue, ajoute la psychiatre.«Nous reconnaissons désormais qu’il est normal que l’équipe soignante ait besoin de faire son deuil et que la meilleure chose à faire est de se mettre en retrait.»Lire aussi: Des lignes directrices proposent une nouvelle définition de la mortS’aider soi-mêmeLa Dre Gautam indique quelques mesures à mettre en œuvre lorsque les médecins font face à la mort d’un patient.1. Essayez de ne pas minimiser l’impact du décès. Laissez-vous vivre les émotions qui viennent, comme la tristesse, la colère, le choc et l’incrédulité. La tenue d’un journal peut vous aider. Admettez que vous pouvez ressentir des effets physiques tels que des troubles du sommeil, des nausées, de la fatigue, des accès de colère et des difficultés de concentration. «N’hésitez pas à pleurer un bon coup si vous en avez besoin.»2. Cherchez du réconfort et comptez sur les autres. Au lieu d’éviter de penser à ce qui s’est passé, essayez d’en discuter avec vos collègues, vos pairs, vos supérieurs et d’autres personnes en qui vous avez confiance. Le recours à la spiritualité et à la foi peut être utile à ce moment-là. «Parfois, nous avons besoin de consulter notre médecin de famille ou un thérapeute. Nous devons créer et nous appuyer sur un bon réseau de soutien.»3. Instaurez une routine. Il peut être utile de définir clairement et de mettre à l'horaire les mécanismes d’adaptation positifs qui sont à votre disposition. Essayez d’avoir un horaire de sommeil régulier. Maintenez une alimentation saine. Poursuivez votre programme d’exercices physiques, vos loisirs, la méditation, le yoga, etc.4. Minimisez les comportements d’évitement. Veillez à ne pas augmenter votre consommation d’alcool ou de drogues. Ne vous isolez pas des autres ou n’esquivez pas le travail. Ne vous permettez pas non plus de dormir démesurément.5. Songez à honorer votre patient. Participez à une cérémonie de célébration du souvenir, assistez aux funérailles ou organisez une petite cérémonie avec vos collègues pour rendre hommage à votre patient. Lire aussi: Cachez ces morts que je ne saurais voirAider un collègueLe Dr John Chiasson est directeur du Doctors Nova Scotia Professional Support Program. Il soutient des médecins en détresse, y compris ceux confrontés aux conséquences du décès d’un patient. «Nous épaulons les gens tout au long de ce processus afin qu’ils restent en bonne santé et continuent à faire le bon travail qu’ils font», indique-t-il. Le Dr Chiasson aborde le soutien par les pairs en observant les étapes suivantes.1. Découvrez qui il ou elle est. «En l’écoutant, nous comprenons les valeurs du collègue, ce qui lui tient à cœur, quelles sont ses compétences, quels sont ses soutiens, s’il a des proches ou une famille, et ce qu’il fait pour rester en bonne santé en général», indique le Dr Chiasson. «Le fait de demander gentiment d’où il vient, ce qu’il fait et qui il est est un moyen simple d’apprendre à connaître quelqu’un, de créer un lien et d’instaurer la confiance, ce qui est vital.»2. Posez des questions sur l’événement. Une fois que vous connaissez la personne, posez-lui des questions sur le décès: ce qui s’est passé, ce qu’elle en pense et ce qu’elle ressent. «La chose la plus importante pour les personnes en détresse est de les soutenir dans leurs réactions, qui sont naturelles et normales, et non pathologiques», conseille le Dr Chiasson. «Si elles sont tristes, ont peur, sont inquiètes, s’en veulent, c’est exactement ce qu’elles sont censées vivre. Et je le reconnais, car cela fait partie de l’aide que l’on peut apporter.»3. Déterminez le niveau d’adaptation. Une fois qu’il sait ce qui s’est passé et quels sont les sentiments de la personne, le Dr Chiasson explore son niveau d’autocompassion et ses capacités d’adaptation. Selon lui, il est important de déterminer si le ou la collègue a déjà vécu une telle situation, comment il y a fait face et s’il existe d’autres facteurs de stress dans sa vie - problèmes de couple, maladies familiales, troubles de santé mentale, etc.4. Rappelez-vous les stoïciens. Nous avons tendance à essayer de contrôler les choses que nous ne pouvons pas contrôler et c’est une recette pour le malheur, souligne le Dr Chiasson. «Certains événements, comme le décès d’un patient, échappent souvent à notre contrôle. Cela se produit parce que la nature travaille contre nous, provoquant le déclin du corps, des blessures ou des infections. Nous nous focalisons sur des choses que nous ne pouvons pas contrôler et nous sommes affligés par les histoires que nous nous racontons. Les stoïciens disent: "Concentrez-vous sur ce que vous pouvez contrôler". Et ce que vous pouvez contrôler, ce sont vos pensées, les histoires que vous vous racontez et ce que vous ferez ensuite.»Nous devons rappeler à nos collègues (et à nous-mêmes) de laisser tomber l’incontrôlable, de nous raconter de meilleures histoires et de faire preuve d’autocompassion, ajoute-t-il.5. Tendre la main. Les médecins ont tous tendance à être des perfectionnistes qui se blâment eux-mêmes et qui réagissent fortement au décès d’un patient, remarque le Dr Chiasson. Il est donc recommandé de tendre expressément la main à un collègue quand vous savez qu’il est confronté à un décès. «Lorsque vous entendez parler d’événements indésirables, appelez un collègue et dites-lui simplement: "J’ai entendu dire qu’il s’était passé quelque chose, veux-tu en parler?”»Le Dr Chiasson insiste sur le fait que, quel que soit le niveau de connaissance d’un collègue avant une conversation, la confiance doit être établie et les deux parties doivent convenir que la conversation est confidentielle. Et qu’elle n’est absolument pas en rapport avec des questions réglementaires qui pourraient affecter leur permis d’exercice ou leur capacité à exercer.Lire aussi: Les décisions difficiles sont inévitables en médecineSelon les Drs Chiasson et Gautam, s’il existe des groupes formels de soutien par les pairs, une assistance plus occasionnelle est également précieuse, qu’il s’agisse de parler ou de remplacer un médecin qui aurait besoin de prendre un peu de temps pour se ressaisir après un décès.La Dre Gautam donne l’exemple suivant: «Une collègue psychiatre extraordinaire avait l’habitude de déjeuner dans une pièce proche de l’unité de soins intensifs de son hôpital, invitant le personnel de l’unité à manger avec elle. Elle créait ainsi un espace sûr pour le partage des sentiments et le soutien.»Selon les deux médecins, la meilleure façon de faire face à des situations difficiles comme le décès d’un patient est de rester en bonne santé et de prendre soin de soi; ce qui réduit le risque de stress et d’épuisement professionnel tout en permettant de rester résilient et capable d’évacuer le stress dans ces moments particulièrement difficiles.

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