Réflexion sur la médecine générale privée

Prémisses à ma réflexion sur la médecine générale privée au Québec :Nous abandonnons la première ligne médicale depuis 15 ans, en cabinet et surtout à domicile: 40% de nos heures de travail sont consacrées à la pratique hospitalière (1500 médecins «de plus» en hôpital, proportionnellement aux autres provinces), avec une augmentation des pratiques «spécialisées» et un virage vers «l’inscription de groupe»[1].Un quart des Québécois sont «orphelins» en 2024. Nous sommes les généralistes les mieux payés en Amérique du Nord, par heures travaillées, par patients vus et par patients pris en charge.Nos études médicales sont plus financées par l’État (donc la population) que partout ailleurs en Amérique du Nord.L’État québécois nous rembourse une portion des salaires du personnel en GMF, ce qui n’est pas le cas ailleurs.Parlons d’argentÀ la lumière des prémisses ci-dessus, je suis mal à l’aise lorsque j’entends certains médecins demander encore plus d’argent. Notre droit à l’incorporation est-il justifié quand les risques associés au fait d’être un entrepreneur sont pris par l’État (revenu et clientèle garantis, frais de pratique en cabinet en diminution depuis 25 ans)? Les données récentes démontrent un sain désintérêt des médecins à travailler plus fort ou plus longtemps quand leur revenu espéré est atteint. Nous payer encore plus ne nous fera pas travailler plus fort, au contraire.La pénurie actuelle de médecins en première ligne n’est pas causée par l’arrivée des femmes en médecine: le nombre d’heures de travail des hommes médecins est celui qui a diminué le plus depuis 5 ans, pour rejoindre celui des femmes, nombre d’heures au-dessus de la moyenne québécoise. Nous travaillons fort, mais le très difficile équilibre famille/travail semble atteint. Quels sont les services publics auxquels les québécois ont droit? L’Association médicale canadienne nous rappelle les normes de la Loi Canadienne sur la Santé imposées (en théorie) aux provinces[2]:Services universels pour tous les résidents d’une province;Service intégral (tout ce qui est inclus dans un soin);Accessibles à tous sans discrimination ni entrave (pourtant les patients québécois retenus à domicile sont discriminés depuis des années);Services transférables d’une province à l’autre;Soins sans but lucratif administrés et gérés par le gouvernement ou toute autre autorité publique responsable.Trois types de services médicaux «privés» 1- Le secteur privé à but lucratif. Il donne des soins ponctuels, non remboursés par l’État. Ces professionnels doivent faire du profit. Le modèle américain de santé privée est une démonstration éloquente, non seulement du manque d’efficacité (coûts plus élevés), mais aussi de la moins bonne qualité des soins en privé, pour les cas complexes surtout. Une publication robuste récente démontre qu’en milieu hospitalier privé, l’évolution clinique des malades est moins bonne[3]. Mettre en compétition des fournisseurs privés de soins n’est pas une garantie de qualité des soins: c’est uniquement une tentative de réduction des coûts, qui ne se réalise pas toujours. Et il faut savoir que le privé à but lucratif «rejette» habituellement les cas lourds, les grands malades, ceux qui sont pris en charge par des médecins du réseau public sous-équipés et débordés. Les services médicaux privés provoquent une iniquité dans l’accès aux soins, puisqu’ils sont basés sur la richesse: cette iniquité est peu acceptable dans le contexte québécois, où les citoyens sont les plus imposés en Amérique du Nord.Il est faux de dire que les services privés lucratifs «dégagent» le réseau public. Ils déplacent les services publics gratuits vers une pratique médicale privée plus «favorable» à ces médecins (clientèle moins lourde, plus lucrative, meilleur support clérical et infirmier, horaires de travail plus faciles). En ces temps de pénurie médicale, ils accaparent une partie des ressources médicales publiques.2- Le secteur privé «gratuit»Le secteur privé peut donner des services financés par l’État, des chirurgies, des prises de sang ou des imageries par exemple, ce qui permet de soigner plus vite certains patients, gratuitement pour eux. La France a toujours eu recours au privé «gratuit» (33% des établissements, 24% des lits hospitaliers): ces soins sont payés par l’État et les assurances privées complémentaires. Le citoyen français peut donc choisir librement entre le privé et le public. La robustesse de son réseau médical public, accessible partout, même à domicile, compense pour le déplacement des nombreux professionnels vers le privé, quoique la France commence à souffrir elle-aussi du vieillissement rapide de sa population.La décentralisation des services médicaux ressort comme un modèle de soins plus efficace: ceci explique probablement le succès de certains services privés. La gestion de ces petits établissements, dégagés des rigidités syndicales et de la lourdeur des grandes institutions est certainement plus facile. Mais, ici encore, la preuve d’une plus grande efficience est à faire, puisqu’ils sélectionnent les cas simples. Le personnel engagé par ces entreprises privées abandonne un réseau public exsangue, ce qui aggrave la pénurie actuelle. C’est le cercle vicieux que le Québec vit en ce moment, où le réseau public perd des travailleurs, alors qu’il demeure le seul à soigner les cas les plus lourds et complexes, qui sont de plus en plus nombreux. 3- Organismes communautaires et organismes sans but lucratifIls complètent les services du réseau public: leurs services sont gratuits ou à coûts variables pour les patients. Ils comptent peu de médecins, mais plusieurs ont des infirmières, entre autres pour les soins palliatifs à domicile[4]. Leurs services ne suffisent pas à soigner les patients complexes en lourde perte d’autonomie. Et ces groupes sont précaires, puisqu’ils survivent d’une année à l’autre, selon les subventions gouvernementales et les dons reçus.Médecine générale privée Je suis mal à l’aise face aux médecins de famille formés au Québec, de plus en plus nombreux, qui choisissent de quitter le réseau public, quelquefois même dès leurs premières années de pratique. Je les comprends de choisir une pratique plus simple et plus lucrative, mais qu’en est-il de leur responsabilité populationnelle? Je rêve d’un gouvernement courageux qui interdirait une rémunération supérieure en privé à celle du public, comme le fait la Colombie-Britannique qui ne souffre pas de l’exode actuel de ses médecins. Les médecins de famille québécois migrent vers le privé en plus grand nombre (514 médecins en 2024 versus 200 médecins en 2014[5]).D’où provient ce désintérêt grandissant des médecins de famille québécois pour la pratique publique de la médecine familiale? De la pénurie actuelle en première ligne qui alourdit notre pratique considérablement? Du fréquent manque de respect des médecins hospitalistes et spécialistes qui se délestent sur nous des tâches les plus ingrates? De leur formation fortement hospitalocentrée?La France surpasse le Canada pour 4 indicateurs sur 5 du Commonwealth Fund L’accès aux soinsL’efficacité administrativeLes résultats des soinsL’équitéPourtant nous payons plus pour notre système de santé que les Français! Et les Québécois payent plus au secteur privé pour recevoir des soins normalement donnés par le réseau public que les autres Canadiens, alors qu’ils sont actuellement les citoyens les plus imposés en Amérique du Nord. Notre vision médicale centralisatrice et hospitalocentrée pousse la population québécoise dans une impasse qui favorise de plus en plus des soins privés à but lucratif. La nouvelle agence Santé Québec, richement pourvue en entrepreneurs privés, saura-t-elle entendre la population et les malades et arrêter cette hémorragie?Crise à venir? N’oublions pas ce que sont les Québécois[6]: patients, gentils, très patients, très gentils, puis subitement fâchés[7].Nous devrions redonner à la population québécoise, si généreuse pour nous, ce qu’elle demande depuis des années: un médecin de famille attitré pour tous ceux qui estiment en avoir besoin. Ce besoin «ressenti» ne devrait pas être nié, mais au contraire entendu. Il ne devrait pas être remplacé par une «inscription de groupe», pour les personnes âgées et les grands malades surtout.Sinon, je crains un ressac majeur de la population vis-à-vis de nous. Qui pourrait nous faire mal. Cela se sent. C’est imminent.Références[1] Institut Canadien d’information en santé (ICIS). Analyse des paiements versés aux médecins en 2021 :28% des médecins de famille canadiens offrent des services spécialisés qui s’éloignent de leur rôle traditionnel. Données qui s’appliquent probablement au Québec. [2] Ne laissons pas le chaos des soins de santé privés devenir la norme. Recherche 2024. Disponible: https://www.healthcoalition.ca/fr/category/analysis-fr.[3] Goodair, B et coll. The effect of health-care privatization on the quality of care. The Lancet Public Health 2024; (9): e199-e206[4]Nova Soins à domicile par exemple, qui offre à Montréal des services infirmiers palliatifs avec les CLSC[5] Régie de l’assurance maladie du Québec. Données juillet 2024.[6] Jacques Bouchard. Les 36 cordes sensibles des québécois. [7] La crise des « carrés rouges » avec la grève étudiante de 2012 pour bloquer l’augmentation des frais de scolarité.

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Derrière ce blogue:

la Dre Geneviève Dechêne

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