Qu’est-ce qui mijote en pharmacie?

En écoutant l’émission L’Épicerie du 3 avril dernier, j’ai découvert une pharmacie d’un nouveau genre à Sudbury, en Ontario. Les pharmaciennes Rachelle Rocha et Laurie Pennelle se sont donné une mission qui s’étend au-delà des médicaments: reconnaissant l’alimentation comme levier principal à la réduction de certaines maladies chroniques, elles veulent améliorer les habitudes alimentaires des citoyens. Elles ont baptisé leur projet Seasons Pharmacy and Culinaria. Tandis qu’elles proposent des cours culinaires, le commerce adjacent de la pharmacie offre des fruits et légumes frais de saison de producteurs locaux ainsi que de la viande provenant notamment de la ferme de Rachelle. Cette idée de Farm-acy m’a fait vibrer. Au lieu de vendre dans un même lieu à la fois un problème (la malbouffe) et sa solution (des médicaments antidiabétiques, par exemple), les pharmaciennes s’investissent à la source, quitte à réduire leurs ventes de médicaments. Je voulais en savoir plus. J’ai donc contacté Rachelle Rocha, qui m’a généreusement accordé une entrevue. Les racines de Seasons Pharmacy & CulinaryRachelle, pharmacienne expérimentée depuis 30 ans, a consacré une grande partie de sa carrière à la gestion des opérations des pharmacies dans les épiceries. Elle a par le fait même beaucoup étudié l’industrie alimentaire et aussi cherché à combattre la présence de la malbouffe sur les tablettes. «L’industrie alimentaire a travaillé très fort pour développer des produits plaisants, mais surtout addictifs, qui vont stimuler directement notre système limbique, souligne-t-elle. Cette libération de dopamine incite à réitérer ces comportements néfastes, devenant ainsi lucratifs pour l'industrie. Les solutions proposées pour contrer ces dépendances génèrent encore plus de profits. En tant que pharmacienne soucieuse de promouvoir la santé, j'ai traversé une crise existentielle face à cette réalité.» Avoir le beurre et l’argent du beurre…En octobre 2018, Rachelle et Laurie ont donc ouvert leurs portes et leur cœur à la communauté avec cette ambition de défier le statu quo. Malgré des coûts supplémentaires de plus de 100 000$ pour l’aménagement d’une cuisine, elles ont estimé que c’était un investissement essentiel pour partager leur passion des saines habitudes alimentaires.L’utile à l’agréableSource de frustration pour les patients, qui n’hésitent pas à nous en faire part, l’attente en pharmacie est inévitable. Mais Rachelle et Laurie ont trouvé une façon de transformer cette attente en expérience: les patients peuvent ainsi discuter avec le chef de la cuisine à aire ouverte!Ce cuistot est bien souvent un jeune de l’école secondaire: «L’objectif est de démontrer que tout le monde peut cuisiner, pas seulement le chef expérimenté d’un restaurant», affirme-t-elle. Tous les jours, des cours de cuisine sont offerts et ce qui n’est pas mangé par les apprenants est vendu sur les tablettes.Rachelle précise d’emblée qu’elle ne veut pas que la pharmacie devienne un service de prêt-à-manger, elle mise plutôt sur le développement des habiletés culinaires des apprentis. Tel le proverbe chinois: Quand un homme a faim, il vaut mieux lui apprendre à pécher que lui donner le poisson. Allez hop, troquez le sarrau pour un tablier! En cuisine! Recette du succèsLeur modèle d’affaires est basé sur l’évaluation de chaque nouveau patient, victime du système alimentaire actuel, et sur son accompagnement vers un changement d’habitudes de vie à travers les services de Culinaria. Bien que ces activités soient moins lucratives que la distribution de médicaments, les convictions profondes des deux pharmaciennes des bienfaits d’agir sur les déterminants de santé prédominent.En quelques années seulement, Rachelle constate déjà des retombées spectaculaires, notamment concernant la déprescription des IPP: «Plusieurs nouveaux patients sont sur les IPP depuis plus de 5 ans pour les brûlures d’estomac, bien que les études aient démontré que l’usage à long terme est associé à de nombreux résultats négatifs1. En accompagnant les patients afin de réduire leur consommation de produits gras et d’alcool, l’acidité gastrique est suffisamment réduite pour permettre la déprescription des IPP.» Il reste encore un vaste champ d’influence à investir auprès des clients. Rachelle distingue deux types de clients: les adeptes des aliments frais, qui sont souvent moins dépendants des médicaments voire pas du tout, et ceux qui consomment de multiples médicaments et ont tendance à avoir un panier d'achats… presque vide! L'avenir de Rachelle se dessine avec ambition: elle entend redoubler d'efforts pour transformer ces consommateurs de médicaments en fervents adeptes de sa philosophie alimentaire. Elle souhaite continuer de partager son concept pour que son idée soit implantée ailleurs en Ontario et au Québec. Elle se porte volontaire pour offrir du tutorat à ceux intéressés par de telles initiatives. Qu’est-ce qui mijote au Québec?Nous, Québécois(e)s, savons nous battre. Nous avons démontré que nous avions la force de nous mobiliser pour défendre notre culture, notre langue. Nous l’avons aussi fait pour le tabac: nous nous sommes levés pour l’éliminer des tablettes. Le tabac est désormais un produit incompatible avec la pharmacie. Et si nous poursuivions notre démarche? La promotion des saines habitudes de vie est une responsabilité de tous les professionnels de la santé, pas seulement des nutritionnistes. En 2018, l’OPQ a formulé un énoncé de position sur l’offre alimentaire offerte dans les parties commerciales adjacentes aux pharmacies. Il est possible d’y lire: «Nous sommes des professionnels de la santé. Offrir des produits sains est une façon de plus d’agir en cohérence avec nos valeurs et avec ce que l’on défend, au quotidien, auprès de nos patients.» L’Association des bannières et chaînes de pharmacies du Québec (ABCPQ), de son côté, dit «soutenir les démarches des chaînes et bannières vers une offre alimentaire plus saine» et reconnaît l’indépendance des pharmaciens propriétaires de choisir la chaîne ou la bannière qui lui convient selon ses «paramètres et critères dont l’offre des produits dans la boutique adjacente à sa pharmacie»2. Toutefois, comme nuance l’ABCPQ, les pharmaciens dans les supermarchés ne sont pas impliqués dans le choix des produits alimentaires. Ce fut d’ailleurs la principale préoccupation de Rachelle durant toute sa carrière chez Loblaws. Voilà déjà quelques ingrédients pour nourrir notre esprit. Nous devons continuer de nous mobiliser sur cet enjeu social qui accentue la vulnérabilité de nos patients. Nous devons reconnaître la responsabilité partagée de ce déterminant de la santé malgré la résistance des géants de corporations alimentaires. Nous devons mettre les bouchées doubles. Combien de temps laisserons-nous les intérêts commerciaux brimer la santé de nos patients? 1. Lanas-Gimeno A, Hijos G, Lanas Á. Proton pump inhibitors, adverse events and increased risk of mortality. Expert Opin Drug Saf. 2019 Nov;18(11):1043-1053. doi: 10.1080/14740338.2019.1664470. Epub 2019 Sep 23. PMID: 31498687.2. https://abcpq.ca/les-membres-de-labcpq-soulignent-le-travail-incontournable-des-pharmaciens-a-la-promotion-de-saines-habitudes-de-vie/

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Derrière ce blogue:

Clara Scattolin

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