Outils numériques en pharmacie: «il ne faut pas faire l’autruche»

Le virage numérique semble être l’expression de la décennie, surtout en santé. Digitaliser, optimiser, fluidifier, robotiser… Les intérêts de passer au numérique sont multiples, encore faut-il savoir comment faire. «Il y a tellement de choses à connaître, à comprendre, et j’ai déjà beaucoup de défis en tant que propriétaire. Ce n’est pas une priorité pour l’instant», reconnaît Julie Morneault, pharmacienne propriétaire de la structure Accès Pharma à Saint-Jérôme. Et elle n’est pas la seule dans ce cas. C’est vrai que les outils numériques sont de plus en plus nombreux, et couvrent de plus en plus de champs de pratique. «Cela va du laboratoire aux logiciels de pharmacie en passant par les outils de référence, de communication avec les patients, le renouvellement des ordonnances, le suivi ou encore l’envoi de recommandations de santé», balaie rapidement Sami Soltan, pharmacien propriétaire indépendant à Mirabel et PDG de Airix, une plateforme de santé en ligne. Un manque de formation aux nouveaux outilsTant de changements pourraient s’apparenter à une véritable révolution dans la pratique, qui laisse perplexes, voire inquiets, certains professionnels. «Je sais ce dont on parle, et je pense que c’est l’avenir, mais je ne me sens pas à l’aise, pas assez outillée pour m’y retrouver», reconnaît Karolane Paquin, pharmacienne salariée à Gatineau. La pharmacienne propriétaire Julie Morneault, elle, doit parfois conjuguer avec les appréhensions de son équipe en plus de ses propres questionnements: «Mes ATP voient ces nouveaux outils comme des tâches en plus et donc du temps de travail supplémentaire. Quand nous avons intégré un robot pour compter les pilules à leur place par exemple, mon dieu, ça a été une grosse étape! Ça les a beaucoup stressées. Elles ont de l’expérience, elles font leur métier depuis parfois une vingtaine d’années. Mais depuis la pandémie, elles sont encore plus surchargées de travail. C’est difficile de les motiver comme avant.» À lire aussi: Les notices électroniques pourraient représenter l'avenir, selon un rapport de la FIPDes réserves qui pourraient être apaisées avec davantage d’information et de formation, une étape incontournable assure le spécialiste de la question Sami Soltan. Mais il y a encore du travail sur ce point. «Aujourd’hui, à part notre logiciel informatique, on n’utilise pas vraiment d’outil numérique, regrette Karolane Paquin, pharmacienne salariée. Même les livraisons sont encore manuelles, inscrites dans un livre. Il faudrait des formations supplémentaires sur tout ça.» En comprenant mieux l'intérêt et le fonctionnement de nouveaux outils, Karolane pourrait ainsi les promouvoir auprès de son propriétaire. Prête à investir, Julie Morneault attend de son côté plus de retours d’expérience de la part de celles et ceux qui ont déjà ces outils en main. Côté patients aussi, les réticences au changement sont parfois présentes, constate Julian Pimanov, pharmacien salarié et remplaçant: «Je ne pense pas que notre patientèle âgée soit rendue là pour l’instant. De simples messages textes font déjà réagir, alors imaginez si on commence à leur proposer des applications… Pour eux, le contact humain est plus important, si on leur demande de remplir les questionnaires numériques, ça risque de les inquiéter et de les stresser.»Des attentes de la part des pharmaciensPourtant, les attentes et les besoins sont bien là. Qian Ni Zhao, pharmacienne salariée à Gatineau, explique ainsi que «les suivis de patients qui sont parfois difficiles à joindre sont pénibles. Mes patients avec de l’hypertension sont âgés, et m’écrivent tous leurs relevés à la main. Je dois ensuite calculer les moyennes à partir de ça. C’est vraiment long. Est-ce qu’il existe un outil simple qu’ils pourraient utiliser pour entrer ces données et les envoyer directement dans notre logiciel de pharmacie, qui calculerait la moyenne automatiquement?» De son côté, Julian Pimanov souhaiterait «un logiciel pour la prise de données, car ce serait intéressant que les ATP puissent nous référer directement un patient, ça sauverait du temps pour tout le monde.»D’autres n’attendent pas qu’on leur serve une solution sur un plateau. C’est le cas d’Isabelle Dang, qui a décidé de prendre le taureau par les cornes et de concevoir sa propre application. Petit retour en arrière: pendant la pandémie de COVID-19, la pharmacienne propriétaire subit de plein fouet, comme le reste de la profession, la pénurie de personnel. Et pour trouver des pharmaciens, pas le choix, elle doit se tourner vers les coûteuses agences de recrutement. «Je n’avais aucun autre recours, alors j’ai commencé à essayer de trouver du personnel par moi-même, en envoyant parfois 50 textos par jour!», raconte-t-elle. À lire aussi: «8000 techniciens le plus tôt possible»: face à la pénurie de main d’oeuvre, l’AQPP riposteEt si elle n’avait pas à le faire, et pas non plus à payer des frais exorbitants auprès des agences? «Je voulais que les pharmaciens propriétaires soient plus libres de négocier leurs taux avec les remplaçants, sans intermédiaire.» Isabelle Dang a donc décidé de concevoir sa propre application. «Ce n’est pas si difficile, et comme personne ne faisait rien pour aider les pharmaciens propriétaires, je l’ai fait! Et je l’ai partagée à tous mes collègues.» Lancée il y a un mois seulement, sa plateforme Staffee permet donc aux pharmaciens propriétaires de poster gratuitement leur demande, envoyée directement à la centaine de pharmaciens remplaçants inscrits partout au Québec. Ils pourront ensuite communiquer directement sur l’application. «On avait besoin de ça», se félicite la conceptrice. Le Québec doit rattraper son retardDes exemples comme celui-là, Sami Soltan, spécialiste des outils numériques, en a beaucoup. «Pour la gestion des rendez-vous et des appels, il y a par exemple l’application gratuite Plan Santé, développée au Québec en collaboration avec une entreprise pharmaceutique, mais aussi le portail Clic Santé pour certaines vaccinations. Les infirmières peuvent utiliser la plateforme payante mais très puissante Cliniciel pour gérer leur patientèle.» Des outils québécois, faits par et pour les professionnels de santé, ça change tout selon lui. «Ça rassure car on sait de quoi on parle, on connaît la réalité et le fonctionnement des pharmacies dans la province.»Un terreau fertile et des graines qui n’attendent que d’être plantées: les pharmacies québécoises, déjà en retard par rapport à d’autres pays, doivent prendre le tournant du numérique sans plus tarder, Sami Soltan en est convaincu. «La majorité des patients en sont déjà là et apprécient ce genre d’outils. Il ne faut pas faire l’autruche. Il faut se mettre à la page sinon on va être mis de côté et les patients auront des interactions concernant leur santé sans l’expertise des pharmaciens – on connaît déjà le Dr Google.» À lire aussi: On peut soulager des problèmes de santé mentale à l'aide d'interventions numériquesD’après lui, si les pharmaciens n’occupent pas le créneau, d’autres le feront, comme les assureurs ou les compagnies technologiques, avec bien moins de considération pour l’intérêt du patient. Une crainte partagée par Julian Pimanov: Assurer la protection des données de santéMais avant de s’outiller, il est nécessaire de passer par quelques étapes, avertit le fondateur d’Airix. «En amont, il faut chercher à savoir comment l’outil a été développé, quelle est sa politique de confidentialité et son modèle d’affaires. Ce sont des éléments à ne pas négliger, car si la société ferme au bout d’un an, il faudra tout recommencer.» L’autre enjeu de ces vérifications est crucial: assurer la sécurité des données de santé. Un concept bien moins palpable que les effets concrets des outils numériques sur le quotidien des professionnels et des patients, mais qui n’en reste pas moins important. «La protection des données fait l’objet de nombreuses lois, car c’est un enjeu nouveau, explique Sami Soltan. Il faut être conscient de cela car le numérique rend tellement facile le partage de données qu’il est facile de perdre sa vigilance.» C’est pourquoi il faut particulièrement se méfier des outils spécialisés gratuits, selon lui: «Si on n’est pas le client, on est le produit.»Le ministre de la Santé Christian Dubé vient justement de déposer un projet de règlement pour encadrer la protection des données dans le cadre de la télémédecine, basé sur le consentement éclairé du patient et des obligations imposées aux professionnels de santé. D’après notre article sur le sujet, un rapport du Vérificateur général du Québec sur la télésanté publié en 2022 «reconnaissait l'existence de risques quant à l’hébergement des données et à la présence de tiers non autorisés durant les communications.»Les professionnels de la pharmacie comme le grand public semblent donc ouverts à ce virage numérique du système de santé promu par Christian Dubé, à condition d’y être formés et que les solutions correspondent à leurs besoins. La révolution devra semble-t-il se faire en douceur.

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