Lettre d'opinion: La coercition est un pari dangereux

Le système de santé est malade. Nous en convenons tous. Il y a des milliers et des milliers de patients qui sont en attente de médecins de famille et nous aimerions tous que cette réalité soit autre. Cependant, il ne serait pas avisé d’utiliser la méthode forte en nous imposant, à nous, médecins de famille, de prendre plus de patients sous peine de sanctions par l’application du projet de loi 20 [Loi favorisant l’accès aux services de médecine de famille et de médecine spécialisée]. L’objectif voulant que chaque Québécois ait un médecin de famille est souhaitable, mais la solution coercitive que vous préconisez, Monsieur le Ministre de la Santé, est un pari dangereux et contre-productif. Cessez de décrier le travail quotidien des médecins de famille en le jugeant insuffisant alors qu’autour de moi, je constate plutôt que la plupart de mes collègues sont épuisés, à bout de souffle, assommés par la lourdeur de la charge professionnelle tout en étant ébranlés par l’attitude du ministère de la Santé à leur endroit. Sa critique est acerbe, mais son soutien, lui, est insuffisant. N’est-il pas temps de parler haut — et en bien — des efforts fournis par les groupes de médecins de famille qui, depuis l’entente entre la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec et le gouvernement Legault en mai 2022, ont pris en charge plus de 507 000 Québécois et inscrit plus de 900 000 nouveaux patients, dont de très nombreux patients vulnérables ? Consultez notre DOSSIER | Paperasse médicaleLorsque j’ai commencé ma pratique, il y a plus de 40 ans, nous n’avions pas toutes ces embûches administratives à affronter et notre travail était essentiellement consacré aux soins des patients. Que faites-vous, M. Dubé, pour mettre un frein à cette frénésie bureaucratique, à cette paperasse dévorante ? La situation des médecins de famille est très précaire. Bien des étudiants en médecine au Québec préfèrent les spécialités à la médecine familiale en raison des contraintes de plus en plus lourdes associées à celle-ci. Depuis l’ère Barrette, en 2015, les omnipraticiens sont jetés en pâture sur les tribunes publiques. Ce dénigrement, que vous entretenez à votre tour, contribue à une désaffection de l’intérêt pour cette pratique.Des centaines de postes de résidents en médecine de famille n’ont pas été pourvus depuis 10 ans. De plus, environ un quart des médecins omnipraticiens et des médecins spécialistes vont prendre leur retraite d’ici 2030. Le triste état du système de santé est loin d’être uniquement sous la responsabilité des médecins de famille. Pourtant, nous sommes régulièrement vilipendés et même menacés de sanctions de façon récurrente. Mais c’est tellement plus rentable, électoralement parlant, de taper sur le clou sur les médecins de famille que de se porter imputable des choix politiques peu judicieux mis en place au fil des décennies. À lire aussi: Burnout chez les médecins: qui sont les plus à risque?Un après l’autre, les différents gouvernements se dédouanent de toute responsabilité face à certaines décisions qui ont perpétué le manque chronique de médecins. Par exemple, en juillet 1997, six mois après le lancement du programme de départ volontaire qui permettait de prendre sa retraite à partir de 50 ans, près de 19 000 employés de la santé ont opté pour une retraite anticipée, dont presque 4000 infirmières et 1500 médecins. Au début des années 1980, le ministère des Affaires sociales de l’époque a décidé de réduire la croissance des effectifs médicaux, notamment en réduisant les admissions en médecine et en limitant l’entrée de médecins étrangers, malgré la féminisation et le vieillissement des effectifs. Ce ne sont là que deux exemples de décisions politiques qui ont eu et qui ont encore maintenant des conséquences malencontreuses sur l’état précaire de notre réseau. Les médecins de famille qui exercent au privé au Québec sont de plus en plus nombreux. On compte à ce jour plus de 500 omnipraticiens désaffiliés de la Régie de l’assurance maladie du Québec. Pourquoi, pensez-vous ?À lire aussi: Santé mentale des médecins: le diagnostic en demi-teinte du PAMQUne bureaucratie aliénantePar ailleurs, à qui revient la responsabilité d’avoir créé un monstre bureaucratique qui nous est imposé et qui alourdit considérablement notre travail de médecin ? Le désir du ministère de la Santé de contrôler le travail des médecins par l’élaboration d’exigences administratives de toutes sortes est devenu éléphantesque. Le travail de bureau représente de deux à quatre heures par jour perdues à remplir des formulaires de toutes sortes. Par exemple, le Centre de répartition des demandes de service (CRDS), qui implique une panoplie d’examens à faire avant que le patient ne soit vu en spécialité, des délais souvent très longs de prise en charge par les spécialistes par un système ventripotent et peu efficace, des formulaires comptant parfois jusqu’à 16 pages pour un seul patient comme celui pour le certificat pour le crédit d’impôt pour personnes handicapées au fédéral, des codes et des formulaires d’exception pour des centaines de médicaments, les formulaires de la CNESST ou de la SAAQ, etc. Ces moyens de contrôle qu’exerce le ministère de la Santé par le biais d’exigences administratives indues, dont une bureaucratie aliénante, sont rédhibitoires. C’est assez ! Un tel esprit est incompatible avec la capacité d’exercer de façon sereine et efficiente la pratique clinique de la médecine. Il ne faudrait pas oublier que nous sommes aux prises avec des patients de plus en plus vulnérables, vieillissants, avec de multiples pathologies physiques et un accroissement des problèmes de santé mentale. Les services spécialisés sont insuffisants et les retards ne cessent de s’étirer, remettant sur les épaules du médecin de famille la gestion de milliers de patients qui continuent à souffrir en attendant d’avoir accès aux ressources nécessaires. Je suis affligée de voir la situation se dégrader alors que j’ai eu le privilège de connaître une époque où nous pouvions exercer notre profession avec efficacité et avec une autonomie plus efficiente et exempte de ce cortège de tâches administratives. Je suis aussi désolée de voir de jeunes collègues quitter la profession médicale après trois, cinq ou dix ans, complètement démotivés. Je ne suis plus surprise non plus de voir des collègues envisager désormais des retraites anticipées tellement le climat de travail est devenu pénible. Malgré l’importance de la tâche qui nous incombe, qui est complexe et lourde avec une population vieillissante et où la santé mentale est de plus en plus compromise, l’approche choisie par le ministère demeure la coercition à l’égard des médecins de famille. Dans ces conditions, ne soyez pas étonné, M. Dubé, si la médecine de famille devient une profession en voie d’extinction.*La liste complète des médecins qui appuient cette lettre est en ligne ici.

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