L’encéphalite léthargique, une épidémie oubliée

Décrite pour la première fois en Autriche en 1917, l’encéphalite léthargique a fait d’innombrables victimes dans les pays industrialisés au début du siècle dernier, laissant certains survivants dans un état catatonique. Disparue aussi brusquement qu’elle était apparue, elle s’effaça de la mémoire collective. Plus d’un siècle après cette flambée épidémique d’ampleur, on ignore toujours les causes de la maladie. Mais des hypothèses existent, impliquant notamment le système immunitaire.«Les gens ont oublié ce que c’est que la vie. Ils ont oublié ce que cela signifie d’être vivant», déclare Leonard Lowe dans le film L’Éveil, de Penny Marshall. Ramené à la vie après avoir passé 30 ans dans un état comateux, ce patient, interprété par l’acteur Robert De Niro, estime que nous devrions tous nous souvenir «de ce que nous avons, et de ce que nous risquons de perdre».Inspirée par une histoire vraie relatée par le médecin et neurologue britannique Oliver Sacks dans le livre Awakenings, le film dépeint en détail l’expérience vécue par les personnes touchées par l’encéphalite léthargique, aussi connue sous le nom d’encéphalite épidémique de von Economo-Cruchet ou de «maladie du sommeil».Loin d’être rare, cette maladie a affecté un million de personnes dans le monde, pendant et après la Première Guerre mondiale. Puis elle a disparu. Depuis un siècle, une question demeure sans réponse: quelle a bien pu être la cause de cette affection qui a fait d’innombrables victimes?Le calvaire des survivantsL’encéphalite léthargique a été décrite pour la première fois en 1917 à Vienne, par le neurologue Constantin von Economo. Si ses premiers symptômes ressemblent à ceux de la grippe, les similitudes s’arrêtent là. Au cours des semaines suivant le début de la maladie, certaines victimes se retrouvaient dans l’incapacité de dormir. D’autres, à l’inverse, étaient tellement somnolentes qu’elles ne pouvaient être réveillées que pendant quelques minutes afin de s’alimenter.Durant cette première phase, environ la moitié des personnes touchées sont mortes. Pour celles qui ont survécu, un déroutant calvaire commença alors. Après avoir récupéré et souvent repris leur travail, nombre de convalescents ont commencé à constater que leurs mouvements étaient plus raides, plus lents qu’avant la maladie. En outre, parfois leurs yeux se bloquaient dans certaines positions, vers le haut ou sur le côté, pendant quelques secondes ou quelques heures (crises oculogyres).Malheureusement pour les personnes concernées, ce nouvel état, loin de s’améliorer, progressait au fil du temps, et bon nombre d’entre elles finirent par se retrouver totalement figées, incapables de parler ou de bouger, comme le personnage incarné par Robert De Niro.Mais ce n’était pas tout: de nombreux patients ont aussi développé des troubles du langage, leur discours devenant monotone ou inintelligible. Enfin, certains présentaient des troubles de l’humeur, de la perception, voire de la personnalité. Des patients ont ainsi vu leurs pensées considérablement ralenties. D’autres ont eu des hallucinations ou subi d’étranges délires. Certains ont semblé perdre toute notion de bien ou de mal. Dans le cadre d’une étude que mes collègues et moi avons menée, nous avons notamment rencontré quatre patients qui ont développé une kleptomanie (vol compulsif) suite à la maladie.Quelles hypothèses expliqueraient l’encéphalite léthargique?Trouver l’origine d’une maladie n’est pas toujours simple, comme nous le rappelle l’histoire de la découverte du virus de l’immunodéficience humaine (VIH, responsable du sida) ou celle de la mise en évidence du lien de causalité entre l’infection par le virus du papillomavirus humain et cancer du col de l’utérus. Il en est de même pour l’encéphalite léthargique.L’apparition soudaine de la maladie, puis sa disparition tout aussi brusque ont laissé supposer à certains qu’elle aurait pu être liée à une infection. Rappelons qu’à cette époque, l’épidémie de grippe espagnole avait mis à mal les populations. Toutefois, les premiers cas d’encéphalite léthargique avaient été antérieurs à son déclenchement, et aucun virus de la grippe n’a pu être identifié dans les cerveaux des personnes affectées par l’encéphalite léthargique que nous avons pu autopsier.Pour tenter de cerner l’origine de la maladie, nous avons passé de longues heures à consulter les archives du National Hospital for Neurology and Neurosurgery et de l’Institut de neurologie de l’University College London, méticuleusement conservées. Nous avons ainsi pu examiner les cas de plus de 600 patients atteints d’encéphalite léthargique. Ces recherches nous ont appris que seuls 32% d’entre eux avaient été affectés par quelque chose qui aurait vaguement pu ressembler à la grippe durant l’année qui avait précédé la survenue de l’encéphalite léthargique. En outre, l’entourage familial n’avait été affecté que dans moins de 1% des cas. De ce fait, l’hypothèse de l’infection grippale n’est pas très convaincante – du moins si on considère ladite infection comme seule responsable de l’encéphalite léthargique.Qu’en est-il de l’environnement des patients? Le moins que l’on puisse dire est que 1917 fut une année mouvementée, la Première Guerre mondiale entraînant une considérable mobilisation de personnels, d’armes et de matériels. On pourrait imaginer que dans ce contexte exceptionnel, une partie de la population aurait pu être exposée à de nouvelles substances. Mais notre étude n’a mis en évidence aucun lien entre la maladie et l’emploi de produits particuliers.Plus récemment, une nouvelle théorie mettant en cause des mécanismes auto-immuns a été proposée pour expliquer la survenue de l’encéphalite léthargique. Selon cette explication, le système immunitaire des patients aurait attaqué leur propre cerveau.On sait qu’une telle situation peut se produire dans d’autres contextes. Ainsi, c’est une réaction auto-immune dirigée contre les cellules du pancréas qui est à l’origine du diabète de type 1. La production par l’organisme d’anticorps dirigés contre les cellules de la glande thyroïde peut également déclencher la maladie de Basedow. Lorsque de tels dysfonctionnements touchent le cerveau, les résultats peuvent être dévastateurs, comme dans le cas de la sclérose en plaques, qui résulte également de problèmes auto-immuns.À lire aussi: On sait maintenant pourquoi le lupus et d’autres maladies auto-immunes touchent beaucoup plus les femmesPar ailleurs, une affection appelée encéphalite auto-immune peut également se produire lorsque des anticorps attaquent les cellules nerveuses du cerveau. Nos travaux ont révélé que près de la moitié des patients diagnostiqués comme souffrant d’encéphalite léthargique auraient pu en réalité être victimes d’une encéphalite auto-immune, même si la forme décrite alors ne correspond à aucune des formes de la maladie que nous connaissons aujourd’hui.Quel pourrait avoir été le lien avec l’encéphalite léthargique et ses nombreux symptômes? C’est là que l’hypothèse d’un dommage collatéral causé par une infection (par le virus de la grippe ou un autre micro-organisme) pourrait prendre tout son sens.On sait en effet que certaines maladies auto-immunes peuvent être déclenchées par une infection. Les structures moléculaires portées par certains agents pathogènes peuvent en effet présenter des similitudes avec celles qui existent à la surface de nos propres cellules. On comprend bien l’intérêt pour les envahisseurs: ce déguisement leur permet de passer relativement inaperçus. Le système immunitaire peut cependant les détecter malgré tout. Le problème est qu’il risque ensuite de se retourner également contre les cellules du corps qui ressemblent auxdits envahisseurs…Pour terminer, intéressons-nous à une dernière question: pourquoi s’échiner à résoudre une énigme qui concerne une pandémie dont le dernier survivant est mort il y a deux décennies? La réponse, cette fois, est simple: l’encéphalite léthargique n’a pas été la première épidémie neurologique de ce genre. Si nous ne la comprenons pas, nous ne serons pas prêts à faire face à la prochaine.Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons

L’encéphalite léthargique, une épidémie oubliée

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