L’éléphant de notre réseau de la santé

Depuis près de 20 ans, les réformes du réseau de la santé se succèdent. De nombreuses personnes bien intentionnées, dont plusieurs expérimentées en gestion de la santé, proposent des solutions brillantes pour pallier la grave pénurie médicale en première ligne au Québec. Mais rien ne semble fonctionner. Il manquerait, selon la FMOQ, au moins 1000 médecins de famille en première ligne au Québec, alors que notre population vieillit rapidement et qu’un nombre croissant de personnes âgées souffrant de problèmes complexes de santé requièrent une expertise médicale. C’est au tour de notre ministre actuel, Christian Dubé, de vouloir aider les médecins de première ligne à mieux cibler leur clientèle, avec une approche pragmatique positive qui encourage les meilleures pratiques existantes dans la province, approche qui repose sur l’aide des d’autres professionnels pour certains patients ciblés. Mais une inquiétude demeure: ces autres professionnels ne sont pas actuellement en nombre suffisant. Et qu’en est-il des nombreux patients complexes qui ont besoin non pas d’une visite ponctuelle unique mais d’un suivi médical? Dans le contexte actuel d’accès limité à son médecin de famille (celui qui nous connaît, celui qui sait quand investiguer ou non, celui qui nous revoit pour le suivi), il est inquiétant de voir notre fédération, la FMOQ, arriver à une conclusion extrême qui nie les besoins de prise en charge médicale, entre autres pour les patients âgés complexes en attente de médecin de famille: les patients québécois orphelins n’auraient plus besoin d’être inscrits auprès d’un médecin. Il suffirait de leur donner accès à un professionnel de la santé par des plages de sans-rendez-vous (sans aucune garantie de revoir le même médecin). Ainsi, nous n’aurions pas besoin d’examiner l’éléphant de notre réseau de la santé: l’énorme proportion de nos heures travaillées en hôpital au détriment de prise en charge en première ligne. Notre système de santé est pourtant basé sur la première ligne. Malgré les discours actuels, les médecins de famille font partie de cette première ligne, aux côtés des IPS-PL et des infirmières, entre autres. Concrètement, l’organisation des soins médicaux dépend au Québec d’une évaluation préalable par un médecin de famille ou une IPS-PL, le plus souvent sur plusieurs rendez-vous quand il y a une maladie chronique. Nous avons besoin d’un médecin pour le diagnostic complexe, le suivi des enfants et des adolescents malades, l’accès aux médecins spécialistes, le suivi des patients aux prises avec des conditions chroniques graves, l’accès aux examens complexes, les soins de fin de vie incluant ceux en milieux de vie et les mesures préventives individuelles de patients à risque élevé. On prive les «orphelins» de ces services médicaux essentiels: aucun médecin de sans-rendez-vous ne peut faire en une visite de quelques minutes ce qu’un médecin de famille accomplit laborieusement sur plusieurs visites de suivi avec la connaissance approfondie du patient. Désespérément, on met en place depuis 20 ans des structures sans cesse changeantes et tout aussi inefficaces pour essayer de redonner un accès personnalisé aux médecins de famille, une demande claire des patients qui en ont assez de passer d’un médecin inconnu à un autre, sans suivi personnalisé lorsque malades. Nos décideurs encouragent les meilleures pratiques pour aller chercher, entre autres, le maximum d’efficience afin de réduire la charge des médecins de première ligne débordés. On met en place des guichets d’accès de tout ordre, des «orchestrateurs» de sans-rendez-vous, des lignes téléphoniques de dépannage: que d’imagination pour contourner le besoin de prise en charge médicale d’une population vieillissante! Plus on fait preuve ainsi d’imagination, plus on se heurte à l’éléphant dont personne n’ose parler, le principal problème de notre réseau médical de première ligne: l’hospitalocentrisme de la pratique de la médecine familiale au Québec, au sein duquel 40% des heures travaillées sont en milieu hospitalier (contrairement à 20% au Canada anglais et en Europe). Voilà l’éléphant de notre réseau de la santé: l’impossibilité d’assumer la prise en charge en première ligne à temps plein si on effectue des lourdes tâches hospitalières. Je ne parle pas ici des tâches aux urgences, une responsabilité claire des médecins de famille. Ni des tâches hospitalières en régions éloignées, où les médecins de famille tiennent à bout de bras les hôpitaux désertés par les spécialistes en plus de porter la première ligne. Je suis sans mot devant la tâche immense de ces médecins extraordinairement polyvalents. Je ne parle pas non plus ici de l’hospitalisation en soins palliatifs et en soins gériatriques, des expertises reconnues des médecins de famille au Canada. Je parle ici de l’hospitalisation générale ainsi que de celle en obstétrique, des tâches assumées ailleurs par les spécialistes médicaux et les sages-femmes. Nos spécialistes médicaux québécois se sont progressivement désinvestis d’une partie de leurs tâches hospitalières en milieux urbains et semi-urbains, où ils sont pourtant nombreux. Les médecins de famille ont dû les remplacer, presque « de force » il y a 20 ans (AMP), puis maintenant avec ardeur et intérêt, puisqu’ils sont encouragés par le «système» actuel. Faire de l’hospitalisation est valorisé. Le pourcentage de 40% en heures travaillées en milieu hospitalier, au lieu des 20% que l’on trouve ailleurs, signifie qu’environ 1500 médecins de famille de trop sont spécialisés dans les tâches hospitalières au détriment de la première ligne médicale. Avec les encouragements financiers et organisationnels que l’on connaît, ce glissement loin de la prise en charge persiste. Depuis des années, le discours syndical défend le statu quo en vantant notre «grande polyvalence». Cette polyvalence est en réalité l’éléphant qui masque notre abandon de la prise en charge médicale en première ligne, l’abandon de l’accès ouvert à nos patients lorsqu’ils sont malades, écartelés que nous sommes entre l’hôpital et la première ligne. N’est-ce pas pourtant notre rôle, comme médecin de famille, de voir rapidement nos patients quand ils sont malades? L’excellent article du Dr Jacques Ricard, dans La Presse du 1er avril 2022, un gestionnaire à la retraite du réseau de la santé, est percutant1. Il dénonce un état de fait occulté par nos décideurs, alors que nous avons un nombre suffisant de spécialistes pour reprendre leurs tâches hospitalières en milieux urbains et semi-urbains: nous avons le ratio spécialistes/population le plus élevé au Canada. Bravo au ministre et à tous les groupes de pratique, comme ceux derrière le GAP du Bas-St-Laurent et la clinique Archimède de Québec, qui nous inspirent dans l’amélioration de l’efficience de notre pratique en première ligne. Mais ces efforts seront futiles si on prive encore notre réseau de première ligne des 1500 médecins de famille de trop actuellement en pratique hospitalière en milieux urbains et semi-urbains. Réduire notre pourcentage des heures travaillées en hôpital de 40% à 20% nous laissera encore en tête au Canada pour la pratique hospitalière par des omnipraticiens. Mais cela libérera rapidement 1500 médecins de famille pour première ligne. La plupart n’auront pas besoin d’être reformés, puisque beaucoup sont déjà à temps partiel en première ligne. Ces 1500 médecins de famille en première ligne: voilà un nombre suffisant pour régler rapidement une grande partie de la pénurie actuelle. Qu’attend-on pour le faire? Ceci permettrait de redorer l’image de la prise en charge par les médecins de famille auprès des patients complexes médicalement, pratique actuellement dénigrée au point de ne plus utiliser le terme «prise en charge». Nous sommes dans une société où les mots pieux cachent la vérité. Les usagers ne sont plus des patients. Les usagers ne sont plus des malades. Il en est de même pour la «prise en charge» qui est devenue un terme à connotation négative de la part de nos décideurs, à tort. La prise en charge est en réalité la base du travail et de l’expertise du médecin de famille: la connaissance de notre patient, avec un accès ouvert rapide en cas de détériorations ou de crises aiguës de santé fait notre force. Nous devrions en être fiers. Nous devrions nous vanter de faire une bonne prise en charge et bâtir notre organisation de bureau pour y arriver. À quoi bon discourir sur la «valorisation de la médecine familiale» quand la base de notre travail est ainsi dévaluée? À quand une véritable prise en charge des familles par le médecin de famille (les membres de la même famille)? Notre titre de «médecin de famille» cache le fait que nous ne prenons plus charge des membres d’une même famille tant le réseau est dysfonctionnel. Alors qu’il faudra des décades pour former 1000 médecins de famille de plus, nous avons un potentiel rapidement disponible de 1500 médecins supplémentaires en première ligne. Pourquoi ne parle-t-on pas de l’éléphant de notre réseau de la santé, l’hospitalocentrisme de la pratique des médecins de famille québécois? 1- Dr Jacques Ricard. Une grande absence : la contribution des médecins spécialistes. La Presse, 1er avril 2022. Disponible: https://www.lapresse.ca/debats/opinions/2022-04-01/recommandations-du-plan-sante/une-grande-absence-la-contribution-des-medecins-specialistes.php

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Derrière ce blogue:

la Dre Geneviève Dechêne