Le secret est de savoir quand et où s’arrêter

Il fut un temps où les gens arrivaient aux urgences en se tenant le bras ou en se faisant pousser dans un fauteuil roulant. Je radiographiais leurs os pour voir s’ils étaient cassés. Si ce n’était pas le cas, je décidais s’ils avaient besoin d’un bandage tenseur, d’une botte gonflable ou d’une attelle, et je les renvoyais chez eux. Os cassé, à moi de le réparer. Pas aussi facile que ça en a l’air. J’ai eu des patients qui ont demandé des blocs d’hématome au lieu d’une sédation consciente et qui ont crié comme une sirène de raid aérien lorsque j’ai réduit leur fracture. J’ai dû parfois sortir des tours de mon sac, comme lorsque ce patient hurlant avec une fracture de Pouteau-Colles s’est esquivé sous mes mains. Je me suis souvenu d’un conseil donné par un collègue expérimenté quelques années auparavant, et j’ai plié ce radius en la jouant comme Beckham, contre une béquille, et j’ai réduit la fracture de ce mauvais garçon. Une fois, j’ai réduit un radius et un cubitus si magnifiquement que j’ai demandé à la mère d’applaudir — et elle l’a fait! Bien sûr, ce qui me pèse, ce sont les nombreuses histoires frustrantes en orthopédie. Celle qui m’attriste le plus concerne un fermier piétiné par une vache. Fémur disloqué. Sa fracture avait été réduite par un chirurgien orthopédique et le patient avait été transféré et admis dans notre hôpital, situé à 45 minutes de là. Or, nous n’avions pas de couverture en chirurgie, et sa hanche s’était à nouveau luxée dans le service. «Je peux le faire. La technique du Captain Morgan!» me suis-je dit. Grâce aux conseils de mes collègues et à une vidéo YouTube, j’en avais déjà réduit une lors d’une garde de nuit dans un autre hôpital, lorsque l’orthopédiste de garde avait refusé de venir. Je me suis lancée avec confiance. Sédation consciente, et pop. Nous avons tous entendu l'os se placer, et j’ai senti le «clunk». Je me suis précipitée aux côtés du patient quand il s’est réveillé. «La douleur est partie», m’a-t-il alors indiqué. - «Parfait!» Je l’ai envoyé à la radiologie. Nous n'avons pas d’appareil à rayons X portable dans notre petit hôpital. Le technicien avait l’air sérieux. J’ai regardé le cliché et je n’en revenais pas. La hanche s’était encore déboîtée, juste en roulant dans le couloir jusqu’à notre salle de radiologie. - «La douleur est de retour», s’exclama le fermier. J’ai appelé l’autre orthopédiste de garde et il a accepté de prendre le patient immédiatement. La raison pour laquelle je me sens coupable, c’est que le téléphone arabe m’a appris plus tard que le chirurgien n’était pas venu le voir cette nuit-là. L’agriculteur a été transporté en ambulance jusqu’à un autre hôpital et il a passé toute la nuit aux urgences avec une hanche disloquée, à l’agonie — les fermiers ne se plaignent pas facilement. Il s'agissait d'un cas chirurgical, selon moi, il est donc possible que le patient était sur la liste du bloc et qu'il en ait été écarté; c'est terrible de savoir qu'il a souffert. Lire aussi: Ces cas que vous n’oublierez jamais Cependant, je vais vous raconter une autre histoire d’orthopédiste. L'année dernière, mon dernier quart de travail du 1er janvier avait été occupé une succession de fractures et j’avais eu droit non pas à une, mais à deux épaules disloquées. Beaucoup de verglas, beaucoup de chutes, beaucoup d’alcool. Ce jour de l’An, je m’attendais au chaos, d’autant plus qu’une autre urgence locale était fermée. Mais à mon arrivée, un seul patient m’attendait avec… vous l’avez deviné: une fracture de Pouteau-Colles. Pas gravement disloquée, donc je n’ai pas eu besoin de la réduire. Non, ce qui m’a dérangé, c’est que j’avais regardé une conférence sur l’ostéoporose en rhumatologie sur la plateforme Echo (Extension of Community Healthcare Outcomes). Je savais donc comment évaluer de manière critique les fractures de fragilité. Bien sûr, la personne avait glissé sur la glace, mais une quinquagénaire devrait-elle vraiment se casser le poignet de cette façon? Pas en chutant de cette hauteur-là ni à cette vitesse-là. - «Avez-vous eu d’autres fractures?» ai-je demandé. - «Oui, ma cheville, il y a six mois.» - «Vous voyez, c’est déjà trop de fractures. A-t-on vérifié si vous souffrez d’ostéoporose?» - «Je n’ai pas vu mon médecin de famille. J’ai laissé un message, mais je n’ai pas été rappelé.» - «Mais j’ai besoin que vous fassiez un suivi», ai-je soupiré. La patiente m’a fixé d’un regard impuissant. - «Cela signifie que vous appelez tous les jours. De façon répétée. Vous ne laissez pas tomber. Les femmes blanches et asiatiques minces ont un risque plus élevé d’ostéoporose… et vous fumez?» - «Oui.» - «Et voilà.» J’attendais à moitié une réponse du genre: «Vous avez raison, docteure. Je vous remercie. Je vais m’en occuper!» Je ne l’ai pas eue. Après avoir hésité, en plus de lui poser une attelle, j’ai donc demandé une scintigraphie de la densité minérale osseuse et je lui ai prescrit du calcium et de la vitamine D, en plus de lui recommander un programme de désaccoutumance au tabac. Puis, je lui ai demandé de faire un suivi rapide auprès de son médecin de famille et d’un orthopédiste. - «Merci!» Lire aussi: Les médecins souffraient-ils d’épuisement professionnel autrefois? J’ai vraiment de la peine pour les médecins de famille, car si vous saviez tout cela, où vous arrêteriez-vous? Ces tests sont tous pertinents et nécessitent des conseils, de même pour les nouveaux médicaments, alors comment êtes-vous censé faire tout cela en 15 minutes, surtout si vous n’avez probablement pas d’infirmière ou d’autre assistance? Vous savez tant de choses, mais vous devez dire aux patients de revenir un autre jour, et ensuite ils laissent un commentaire désagréable sur RateMD. J’ai littéralement vu cela arriver, surtout à des femmes médecins. Je plains également les médecins de toute autre spécialité qui font des efforts exceptionnels. Il est beaucoup plus facile de renvoyer le patient chez lui sans faire ces démarches additionnelles. Vous avez techniquement fait votre travail avec une attelle et une consultation orthopédique, et vous n’avez pas besoin de suivre les résultats des tests dans quelques semaines ou de répondre aux appels du pharmacien qui se demande si vous vouliez vraiment 2000 UI de vitamine D. Si vous n’avez pas de compassion, cela ne vous affecte pas personnellement si ce patient se casse un autre os dans six mois. En fait, vous êtes payé pour les voir à nouveau aux urgences. Bonne nouvelle pour vous. Mais si vous êtes une bonne personne et un bon médecin, je sais que vous en faites un peu plus, voire une tonne, pour maintenir le système à flot et les patients en aussi bonne santé que possible. Le secret est de savoir où commencer, quand s’arrêter et comment prendre soin de soi tout en le faisant. Juste un mot pour vous dire que je vous vois et que j’apprécie votre travail supplémentaire. PS: Si vous faites des économies, je le vois aussi.

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