Le gaspillage généralisé et inutile d’un coûteux médicament contre le cancer

Une fiole, pour un usage unique, le jour même. Cette recommandation d’usage, formulée dans la monographie du médicament KeytrudaMD (Merck), utilisé dans le traitement de plusieurs cancers dont celui du poumon et le mélanome, entraînerait un gaspillage de plusieurs centaines de milliers de dollars, selon une récente étude1 menée par une équipe de l’Université Laval et publiée dans la revue Pharmacy. «Les recommandations du fabricant se basent sur le fait que le produit ne contient pas d’agent de conservation, explique Benoît Drolet, professeur à la Faculté de pharmacie de l'Université Laval et chercheur au Centre de recherche de l'Institut universitaire de cardiologie et de pneumologie de Québec-Université Laval (IUCPQ). La politique actuelle est donc de n’autoriser qu’une seule ponction dans la fiole, pour éviter les contaminations.» À lire aussi: Un médicament émergent sur trois est un traitement contre le cancerEn effet, le pembrolizumab est commercialisé en flacon à usage unique sans conservateur, sous forme de solution non diluée (100 mg/4 ml) à diluer dans une solution saline avant perfusion intraveineuse. Un tel produit injectable sans conservateur est donc considéré comme «à haut risque» par la Pharmacopée américaine2, essentiellement par mesure de précaution microbiologique.Une solution stable jusqu'à 14 joursAlerté sur ce gaspillage monstre par son collègue Pierre-Yves Gagnon, pharmacien à l’IUCPQ et coauteur de l’étude, Benoît Drolet a voulu vérifier la stabilité physique, chimique et microbiologique du produit contenu dans la fiole et, ainsi, le bien-fondé des indications d’usage du fabricant. À 4400 $ CA la fiole de 4 ml, chaque goutte compte. «Nous voulions faire financer la recherche par Merck, mais ils ont refusé car ce n’est pas dans leur intérêt», affirme Benoît Drolet. Après avoir reçu une subvention de la Fondation de l’hôpital, et obtenu l’aval du département de pharmacie pour utiliser des fioles intactes de pembrolizumab, l’équipe de recherche a d’abord analysé la stabilité du médicament au niveau physico-chimique. Après une ponction, les fioles ont été conservées à température ambiante ou à 4 °C pendant 7 à 14 jours. «Nous avons observé que, peu importent les conditions d'entreposage, rien ne change pendant au moins 14 jours», rapporte Benoît Drolet. Si le médicament reste selon eux efficace une à deux semaines après sa première utilisation, a-t-il pu être contaminé par les ponctions successives? Pour le savoir, l’équipe a analysé sa stabilité microbiologique, en incubant des restes de fioles sur des plaques de gélose au sang à 37˚C pendant 48 heures. Là encore, le produit se révèle stable pendant au moins 14 jours. «Si les prélèvements sont faits de façon stérile et sécuritaire, il n’y a aucun risque», ajoute Benoît Drolet. Le pharmacien évoque une précédente recherche3 démontrant la stabilité pharmacologique du produit pendant au moins 14 jours. «Il est donc non seulement stable mais reste efficace pour les patients», commente-t-il. De la même manière, deux études antérieures4-5 confirment la stabilité du médicament une fois dilué dans les poches de saline (NaCl 0,9%). Selon Merck, pas de gaspillage si on respecte les dosages préconisésInterrogés par Profession Santé sur les résultats de cette étude et sur leurs recommandations, les laboratoires Merck indiquent ne pas disposer d'autres données de stabilité que celles mentionnées dans la monographie actuelle du produit, révisée le 5 mars 2025. Pour la solution diluée, le fabricant précise que «la stabilité chimique et physique en cours d'utilisation a été démontrée jusqu'à 42 jours à une température comprise entre 2°C et 8°C ou entre 23°C et 27°C.» En outre, pour des raisons microbiologiques - comme le produit ne contient pas de conservateurs -, il doit être dilué et utilisé immédiatement, précise le fabricant. S'il n'est pas utilisé immédiatement, les durées et conditions de conservation avant utilisation relèvent de la responsabilité de l'utilisateur et ne devraient normalement pas dépasser 7 jours entre 2°C et 8°C, ou 12 heures à température ambiante, sauf si la dilution a eu lieu dans des conditions d'asepsie contrôlées et validées.» À lire aussi: Un patient devra débourser en moyenne 33 000$ au Canada pour combattre un cancerEnfin, Merck indique à Profession Santé que la dose recommandée de KeytrudaMD chez les adultes est de 200 mg toutes les 3 semaines ou de 400 mg toutes les 6 semaines, administrée en perfusion intraveineuse pendant 30 minutes. «La pratique du dosage basé sur le poids, qui peut conduire à des restes dans le flacon, est adoptée au niveau de l'institution et n'est pas alignée sur la posologie recommandée pour KeytrudaMD chez les patients adultes, telle qu'elle a été approuvée par Santé Canada», se défend le laboratoire. Faux, répond Benoît Drolet, pour qui aucun patient n’a besoin de 4 ml de produit en une seule fois. «Il y a inévitablement des pertes considérables.» Des pertes chiffrées par Pierre-Yves Gagnon: pour l’année 2022-2023, le pharmacien estime que, en suivant les recommandations formulées dans la monographie du médicament, l’IUCPQ a gaspillé 92ml de KeytrudaMD, soit 23 fioles de 4 ml, pour un coût total de 101 200$. «Il ne s’agit que d’un hôpital. Imaginez à l'échelle du Québec, du Canada et du monde!, commente Benoît Drolet. C’est astronomique, et révoltant quand on y pense.» Certains établissement prennent discrètement les devantsSelon lui, certains hôpitaux commencent officieusement à revoir leurs pratiques pour réduire ce gaspillage. «Le problème, c’est que si un pharmacien ne respecte pas la monographie et le dit ouvertement, il sera taxé de mauvaise pratique clinique», déplore Benoît Drolet. Le pharmacien pointe un système à bout de souffle. «Santé Canada nous dit ne pas pouvoir approuver tel ou tel traitement car il coûte trop cher, mais on vient de mettre au moins 100 000 $ à la poubelle parce qu’on n’est pas capable de prouver que le produit est stable.» D’après ses recherches, le Programme pancanadien d'évaluation des anticancéreux a déterminé que le traitement d'un seul patient avec un schéma posologique de 2 mg/kg toutes les 3 semaines peut coûter jusqu'à 140 029,00 $ CA par an ou 8237 $ CA par traitement de 28 jours6. À lire aussi: Les coûts des médicaments brevetés ont presque doublé en dix ansS’il espère aujourd’hui une réaction du gouvernement, Benoît Drolet reste optimiste. En 2023, son équipe et lui avaient mené une première étude similaire sur le durvalumab (ImfinziMD), également sujet à un gaspillage conséquent. Après avoir refusé de financer leur recherche, le fabricant Astra Zeneca s’était enorgueilli de la stabilité de son produit suite aux constats des chercheurs. «Ils ont tourné ça à leur avantage, mais c’est tant mieux pour le système. Mais ils se cachent toujours derrière les risques de contamination liés à la manipulation car leurs produits sont sans agents de conservation.» Toutefois, la monographie du produit, révisée le 17 janvier 2025, indique toujours: «Ne pas ponctionner à nouveau le flacon après le retrait du médicament. N'administrer qu'une seule dose par flacon.»Et vous, avez-vous été témoin de gaspillages de médicaments sur votre lieu de pratique?

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