Crise en santé: du désarroi, mais aussi l’occasion de refonder nos choix

« La prochaine décennie sera celle de la gouvernance clinique ou celle de l’éclatement du système universel et gratuit hérité du 20e siècle. » Pour le Dr Denis A. Roy, la pression sur les ressources, financières et autres, offre une occasion en or de refonder nos choix. « N’y voyons pas que des contraintes. La gouvernance clinique vient éclairer les voies d’avenir, puisqu’elle intègre déjà la logique des ressources limitées », affirme à Profession Santé le vice-président aux affaires scientifiques de l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ).Il faut faire de nécessité vertu, poursuit le médecin, rencontré au Deuxième Rendez-vous national sur l’avenir du système public de santé et de services sociaux, tenu récemment à Québec. On y a parlé surdiagnostic et surtraitement, sujets interpellant en premier lieu médecins et pharmaciens. On y a aussi dessiné la trilogie gagnante de l’avenir autour de professionnels plus conscients, de patients experts et de gouvernance clinique.Deux solitudesOn doit aux National Health Services britanniques d’avoir inventé, à la fin des années 1990, la notion de gouvernance clinique. Il s’agissait de réconcilier deux solitudes, les politiques publiques de l’État et les pratiques individuelles des professionnels. Le Québec, tardivement, a inscrit ce thème à l’ordre du jour. « Il était temps, car on se rapproche du mur. Les vieilles logiques et façons de faire ne fonctionnant plus, de nouveaux arbitrages s’imposent. »Du côté des professionnels, la voie est rude. Assaillie de masses d’informations impossibles à intégrer, la médecine se transforme en sables mouvants pour la maîtrise du savoir. Impossible, en effet, de répondre à cette question, pourtant simple mais considérable : qu’est-ce qu’une bonne pratique clinique en 2015 ?La tyrannie des standardsUn professionnel est réputé maîtriser son champ d’exercice. Or, il faudrait 21,7 heures* par jour à un omnipraticien pour appliquer intégralement à sa pratique les lignes directrices élaborées par les sociétés savantes (voir graphique). Que resterait-il alors de son jugement clinique ? « Voilà une question très moderne », note le Dr Roy.Tracées pour un monde parfait par des surspécialistes qui n’évoluent pas dans le monde réel, les lignes directrices imposent la tyrannie des standards, selon le Dr Roy. Elles décrètent une pléthore de recommandations qui n’intègrent aucunement les contraintes du patient, celles du professionnel débordé, ni la possibilité d’associer une équipe interdisciplinaire à la résolution des problèmes, ni la structure des coûts, etc. « Elles procèdent d’une logique fragmentée qui perd de vue les attentes de base du patient. »Que les divers professionnels fassent équipe devient une nécessité, croit le Dr Roy, car une profession seule ne peut plus revendiquer les connaissances de pointe dans chacune des expertises convoquées au chevet du patient. « L’expertise collective, voilà le principe actif de la gouvernance clinique. On ne donne plus un pouvoir absolu à l’un ou à l’autre des spécialistes, on les incite tous à collaborer. Nous devons extraire une sagesse de tous ces savoirs experts et fragmentés. »Expertise collectiveLe temps est donc venu, affirme le Dr Roy, d’instituer des réseaux de gouvernance clinique. « De passer d’une logique où l’on est responsable d’une pratique personnelle à une logique où chacun devient aussi collectivement responsable du parcours santé optimal des personnes et des populations. » Pareil objectif rejoint d’ailleurs les vues de l’Association des conseils des médecins, dentistes et pharmaciens du Québec sur le leadership clinique.Que dit la crise actuelle, en somme ? « Qu’il faut arbitrer entre ce qui est théoriquement possible et ce qui est réaliste comme repères d’aide à la décision dans notre contexte québécois. » Qui peut réconcilier ces logiques ? Pas les syndicats, dit-il, dont la mission consiste à défendre les revenus et les conditions d’exercice. L’État seul non plus ne peut faire contrepoids. Les ordres professionnels, alors ?Eux aussi peinent à suivre la cadence, leur rôle premier consistant à protéger le public, notamment en agissant auprès des professionnels déviants. « Cela dit, un ordre professionnel ne gérera jamais que sa discipline. Que peut-il faire, sinon négocier avec ses voisins, lorsqu’il s’agit de pratiques interdisciplinaires ? » L’apport réflexif des universités est indispensable, et des organismes comme l’INSPQ et l’INESS doivent s’engager activement pour opérer les nécessaires réconciliations.Démocratie sanitaireBâtie sur la logique de fragmentation, la médecine québécoise compte 53 spécialités. On a atteint les limites du modèle d’expertise fragmentée, il faut migrer vers l’expertise collective, affirme le Dr Roy. Peut-être alors redécouvrira-t-on l’apport unique, « la valeur ajoutée », des disciplines généralistes. « Que vienne l’ère des humanistes, capables d’intégrer la complexité et d’offrir des synthèses. Le médecin de famille comme spécialiste de toute la personne ? Bien sûr, mais ça doit être plus qu’un simple mantra ! »Pour réconcilier toutes les logiques aussi, le patient a son mot à dire. « Lui redonner le pouvoir semble être la clé, ça s’appelle la démocratie sanitaire. Le professionnel, l’aidant, doit accepter la prépondérance du point de vue de l’aidé, admettre que son point de vue puisse au besoin supplanter celui de l’expert. » La gouvernance clinique, pour le Dr Roy, déplace donc le curseur de l’attention du clinicien vers le patient.Quant au dogme des données probantes, il est nécessaire, mais non suffisant. « Prenons aussi en compte les savoirs empiriques et tacites, le pif clinique, les données de gestion. » Apprenons ainsi à « faire parler » les indicateurs, note le Dr Roy. Les taux de réadmissions ou d’infections nosocomiales, par exemple, ne se résument pas à de simples données comptables. « En pointant nos lacunes, ils nous renseignent sur les cibles d’amélioration des services. »Second regardLa gouvernance apporte un second regard qui oriente les praticiens vers une meilleure pratique. « L’expertise seule n’est plus un absolu, elle est par essence une lecture fragmentée de la réalité. On ne peut donc plus attendre qu’une connaissance érigée en silo, unidisciplinaire, solutionne des problèmes par nature multidimensionnels. Sans doute faudra-t-il bâtir un jour une convention interdisciplinaire de pratique adaptée à chacune des grandes réalités cliniques. »Pour concrétiser cette vision, « que les meilleurs éléments de chaque profession se manifestent, et pas juste ceux qui ont à prendre des décisions comptables, indique le Dr Roy. Cela dit, c’est facile d’accuser ceux qui coupent les services de ne pas voir clair. Mais les a-t-on vraiment aidés à voir clair ? » Le médecin croit qu’il appartient à la jeune génération d’ajuster les lunettes professionnelles pour procéder aux changements nécessaires.Une partie du curriculum, dans diverses universités, se préoccupe déjà de moderniser le professionnalisme, en y incluant, entre autres, la notion de responsabilité sociale du soignant. « Mais, dans les milieux cliniques, c’est dès maintenant qu’il faut agir », exhorte le Dr Roy. « Dans le réseau de la santé, le sentiment d’être dépassé s’accompagne d’un désarroi. Mais quand on est déstabilisé, c’est le temps de se remettre en cause. Profitons de ce temps de vaches maigres pour réviser nos pratiques. »* Institute of Medicine, Best Care at Lower Cost, The Path to Continuously Learning Health Care in America (2012) ; p. 72.

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