Histoires d’abréviations ou l’actualité d’un médecin sur le grand perron de Montréal

« Je t’aime avant-hier ». C’est ce que je lis, manuscrit à l’encre rouge d’une main féminine si familière, en grosses lettres attachées sur le mur de la rue Rouen devenue ruelle, au coin de l’avenue Frontenac. Je me suis trompé de station de métro en me dirigeant vers Dopamine, un site où les toxicomanes des piaules d’Hochelaga-Maisonneuve viennent échanger des seringues et de l’information auprès des intervenants de rue et viennent recevoir des soins de Médecins du Monde Canada, au Projet Montréal dont je fais partie à titre de médecin bénévole depuis déjà plus d’un an.Un jeune homme que j’ai rencontré sur le Plateau Mont-Royal passe, une grosse bière Maudite sur son bras comme une Vierge à l’Enfant, et me reconnaît : il vient me serrer la main en m’appelant « docteur » et me parle d’une squeegee prénommée Annie-Claude, tatouée au visage, ou à l’hémiface, pour parler médecin, cheveux teints de multiples couleurs qui travaille habituellement au coin de la rue voisine. Il se demande si ce graffiti ne serait pas son œuvre. Non, je ne crois pas. Je ne connais pas cette Annie-Claude. Celle qui a écrit ces mots ne peut être qu’étudiante, probablement à l’UQAM, en psychologie. Mon septième sens me l’affirme. Le sept, c’est que je suis parfois superstitieux.Devant un salon de coiffure désaffecté, dans la rue déserte prête à recevoir la pluie que le ciel est sur le point de pleurer, je me résigne à commander un taxi pour me rendre à temps à destination, moyennant 10 $. J’y rencontre Alexandra Sampeur, l’une des infirmières dévouées du Projet Montréal. Catherine, étudiante en première année de médecine à l’Université McGill, m’assiste ce soir-là, faisant le bonheur de mon âme de professeur de clinique et provoquant en moi la réminiscence de mes premières années d’études en médecine, lorsque j’étais comme elle, curieuse et normalement insécure, 15 ans plus tôt, dans ma ville natale, Québec la magnifique. Je la laisse effectuer un examen gynécologique de dépistage et lui donne un coup de main pour dégager le col de l’utérus, évidemment.Je suspecte une fracture pathologique chez un homme malnutri, fumeur, époumoné chronique et de surcroît récemment rectorragique, je donne en référence, sur une feuille de prescription, un écrivain ex-détenu à un ex-détenu, un être assagi par la vie qui lui fut dure comme le granit ou 32 ans de barreaux du pénitencier d’Archambault et qui souhaite raconter son vécu à celui qui voudra l’écrire, j’écorche mon pauvre castillan rioplatense en tentant de questionner une Dominicaine afrancophone et je reçois la bienvenue officielle à Montréal d’une prostituée de rue intoxiquée au crack, à la cocaïne injectée et à l’hépatite C, joviale et insomniaque depuis trois nuits.Des mots bienveillantsElle n’est pas la première à m’ouvrir la porte de la ville avec cette clé de mots bienveillants. Quelques jours auparavant, lors d’une soirée dîner-cocktail au cabaret de l’Astral où j’étais sans équivoque le plus jeune médecin, le moins grisonnant, le moins primé et le moins en complet-cravate, où j’ai fait la rencontre imprévue d’éminences de notre système de santé, le président de la FMOQ, le Dr Louis Godin, homme fort sympathique que j’ai jadis jugé sévèrement dans le Devoir dans le contexte choquant d’une crise publique FMOQ/FMSQ en employant le néologisme « godineries » et quelques images incisives, le Dr Godin, donc, que j’ai mépris initialement pour un gastroentérologue et ancien patron de l’Université Laval, m’a officiellement exprimé le même souhait de bienvenue que la dame de rue, accompagné cette fois d’une longue poignée de main et de présentations à de hauts responsables. Quant au ruisselant Dr Barrette, aussi présent à cette soirée, je ne lui ai pas adressé la parole. J’ai plutôt tutoyé le ministre de la Santé avant d’aller rejoindre au « Pinxto » celle qui hérita du bureau et de la clientèle du ministre, à Alma, une femme-rubis aux yeux de jade, aux cheveux frais, mirobolants, longs comme la chute Montmorency.Le ministre et moi étions déjà familiers, d’où le tutoiement. Nous nous étions rencontrés à Lourdes-de-Blanc-Sablon, quelques années plus tôt, après ma nomination comme chef de département de médecine générale et spécialisée pendant qu’un carnage complexe ravageait la santé mentale et l’effectif médical de l’équipe en place. Depuis, j’ai occupé le poste de président du CMDP, l’équipe médicale s’est reconstituée et a lavé les plaies de ses talons, des haches de guerre ont été enterrées, l’Agrément fut octroyé, et voilà, après près de huit années dans cette lande isolée, cette Terre de feu et de banquise négligée par le Québec, terre-neuvisée, ce royaume du vent, de la simplicité et des familles, morceau de beauté aussi orientale que nordique, voilà que moi, j’ai quitté précipitamment cette Basse-Côte-Nord en faisant une plongée périlleuse en moi-même, une mise en question profonde et totale, passant par un virage à l’envers, décidant d’un coup, comme on décide de quitter sa femme, de venir exercer la médecine à Montréal, en y entrant, dans la grande ville, en médecin errant et sans emploi, me mêlant quelques soirs, comme un Dionysos sous couvert de l’anonymat, aux troubadours des rues. « En homme prêt depuis longtemps, en homme courageux, salue Alexandrie qui s’éloigne [...], salue-la, cette Alexandrie que tu perds. » Debout, vivant, me remémorant ces paroles du grand poète Constantin Cavafis, je regarde ce que j’ai perdu. C’est moi, qui suis parti.« Un homme mystérieux », me dit, intriguée, Catherine Choquette, la rédactrice en chef de L’actualité médicale, assise à ma droite à la table numéro 12 du dîner-spectacle, la plus reculée de la scène, près du bar à l’arrière de la salle, la table du jury ou celle des patrons, me dis-je à la blague en m’y assoyant. Mystérieux, peut-être avec mes voyages étranges jusqu’au Kosovo, mon anarchisme repenti, mon expérience d’Officier médical d’équipage dans une mission canado-américaine historique en extrême-arctique, passée quasiment inaperçue et dont le brise-glace canadien de l’expédition, le vieux N.G.C.C. Louis S. Saint-Laurent, figure fièrement cette année sur un timbre commémoratif de Poste Canada avec son hélicoptère – mes respects au Capitaine Marc Rothwell –, et surtout, mystérieux avec mes symboles sur les mains : le seul médecin au Québec, au monde, sans doute, tatoué de flèches sur les doigts et d’une horloge sur la main. J’ai parfois trop pensé, j’ai beaucoup déambulé et vu beaucoup. Je me souviens, surtout, de tout, je suis bel et bien Québécois. Je me souviendrai. J’écris, aussi, je prends plume en arme de liberté et de paix, obus projeteur d’éclats d’amour et d’anti-haine. Moi, j’ai trop entendu des médecins médire contre leurs collègues et leurs patients et il m’est arrivé de maudire. Faisons maintenant parler en bien de nous, parlons en bien de nous et d’eux, me dis-je, espérant l’effet d’entraînement, j’en fais une mission, tuant le cynisme à coup d’encre noire, ou bleue (je garde le rouge pour mes nuits). Voilà, en somme, qui je suis. Oui, je suis (c’est qu’il m’est arrivé un moment où j’ai bien cru ne plus être), et c’est ma principale conclusion de mes expériences. J’assume, en toute transparence.Et les autres, aussi, sont. Montréal, ville des Arts et des Lumières d’Amérique, m’adopte rapidement, j’en ai l’impression, moi, l’omnipraticien, le spécialiste en médecine familiale – sans conteste la plus prestigieuse et sous-estimée des spécialités médicales qui, je le sens d’avant-garde, reprendra sa place un jour comme fleuron de la médecine –, je le sens des pieds à la tête, dans mon quartier d’abord, avant-même d’avoir commencé à y exercer contre rémunération, je m’y sens déjà respecté dans les rues, dans les petits commerces, dans le métro. Mon accessibilité les gagne. J’ai l’ambition d’être médecin dans mon quartier, on me dit bonjour sur les trottoirs. J’y crois, je crois aux traditions. On me demande, on m’attend, on m’offre de la clientèle, je me sens comme une rock star au stéthoscope, c’est bien personnel : j’arrive de la lointaine région.Interlude d’un 22 avril 2012 Un itinérant qui nourrit les pigeons au désert du Square Victoria, là où, l’automne dernier, je me suis fait médecin bénévole dans l’Occupation de Montréal, m’informe qu’un rassemblement pour le Jour de la Terre et une marche auront lieu à la Place des Arts. J’y ai assisté, la veille, aux chorégraphies tribales du défunt danseur afro-américain Alvin Ailey. Je m’y rends et demande aux employés de la Croix-Rouge présents autour d’une camionnette si je peux me joindre à eux bénévolement. On me répond que c’est impossible, que je dois d’abord m’inscrire sur un site Internet et remplir des formalités administratives, et cætera. Qu’à cela ne tienne, je fais la quête, auprès d’une manifestante écologiste, de deux morceaux de large ruban adhésif que je colle sur mon manteau noir, en formant une croix. C’est fait. Comme à Occupy Montreal, je me suis improvisé médecin bénévole, participant à l’événement, mais vigilant et prêt à intervenir, m’en donnant moi-même l’autorisation, délégué, pour rendre la décision plus officielle encore, par ma société par action médicale dont je suis le président. Oui, une corporation aussi peut donner pour le Jour de la Terre. La Croix est transparente, cette fois, au lieu de la Croix verte que je portais au Square Victoria. La transparence – un symbole. Une jeune femme qui passe dans la foule me sourit et me trace au rouge à lèvres des barres horizontales sous les yeux, à la manière d’un Apache. J’entre dans un cercle et danse avec d’autres en retenant mon chapeau, les percussions nous entourent et nous pénètrent. La marche suit, pacifique, agréable, tout y est, incluant les traditionnels boucs-émissaires et les traditionnels radicaux. Je discute avec quelques-uns en évitant d’envenimer les conversations. Je remercie au passage les policiers. Je préfère la nuance, « je couche avec la nuance », ai-je radicalement écrit quelque part, il y a quelques années.Nous formons, foule évaluée à trois cent mille personnes, un arbre en forme d’une main gigantesque près de l’Hôtel-Dieu de Montréal, sur l’avenue du Parc. Dans l’annulaire, nulle bague de mariage ni de fiançailles. Non, à l’extrémité distale se trouvent tristement les latrines, je suis le seul qui ait remarqué ce détail. Je me réfugie dans la pulpe du pouce pour la photo de groupe, prise du haut d’une tour d’habitation et d’un hélicoptère, puis me dirige au pied de la scène installée pour y accueillir une myriade d’artistes. Je suis l’un des premiers arrivés, je me positionne contre la clôture d’acier devant la scène, je converse avec journalistes et photographes de presse qui patientent.J’observe, j’apprends. Je vois enfin de près tous ces artistes et figures médiatiques qu’on ne connaît que par la télévision quand on demeure ou travaille à Blanc-Sablon. Gilles Vigneault y est. Le début et la fin de la Basse-Côte-Nord se rejoignent dans mon esprit. Ma poitrine se remplit d’une fièvre, mon corps se fusionne à la terre et se laisse traverser par les cris de la foule immense déversée derrière moi et par les paroles et musiques de ceux qui se donnent aux autres, à travers les micros, guitares, pianos, tambours et violons, à quelques mètres devant moi. Des Autochtones, des femmes pour la plupart, sont venus à pied de la Côte-Nord, mille kilomètres accomplis pour porter leur message. Parmi eux, une femme de Unamen Shipu, village dont j’ai l’habitude pour en avoir été souvent le médecin « téléphonique ». C’est ça, c’est nous, le véritable Plan Nord, me dis-je.Après le spectacle, suivant un homme étrange, je me faufile du côté des artistes par une brèche entre deux barrières d’acier et me rends féliciter ces Autochtones dont plusieurs pleurent en accolades. Je partage leur émotion : j’étais médecin du village innu de Pakua Shipu que l’une d’entre elles connaît bien pour y avoir habité. Au passage, je converse avec Fred Pellerin qui me gratifie en partant d’un « docteur » et me laisse son adresse courriel. Je me sens privilégié d’accéder à Montréal.Médecin du Monde sans emploi et sans revenus depuis deux mois, j’attends encore mon Avis de conformité du DRMG de Montréal, le PREM, ma nomination au CMDP du CSSS Jeanne-Mance et que se résolvent toutes ces abréviations. J’attends, pendant que les aventures continuent de m’agripper, l’impression que ma demande administrative s’est enroulée dans la grande machine kafkaïenne étatique. J’attends. Et pendant que j’attends, j’agis sans arrêt, que puis-je faire d’autre ? « Aimer aujourd’hui », peut-être.*Médecin de famille et médecin bénévole.

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