Entre scalpel et biberons: des enfants de chirurgiennes cardiothoraciques témoignent

«La pression que le système impose aux chirurgiens est absurde.» Le constat n’émane pas d’une résidente épuisée, mais de l’un des douze adultes interrogés dans une étude récemment publiée dans The Annals of Thoracic Surgery. Pour la première fois, des enfants devenus grands racontent de l’intérieur ce que signifie avoir une mère chirurgienne cardiothoracique – une profession synonyme de longues heures, d’enjeux vitaux et de présence rare au foyer. Leurs témoignages révèlent que derrière l’épuisement de leurs mamans se cache aussi un puissant modèle d’inspiration.À consulter: Chirurgien plus jeune, patient plus satisfaitLes chercheuses, dirigées par la Dre Mara Antonoff (elle-même chirurgienne cardiothoracique au Anderson Cancer Center, à Houston), partent d’un constat simple: la littérature abonde sur les défis des femmes en chirurgie, mais s’intéresse peu à leurs enfants. «La carrière d’une chirurgienne cardiothoracique exige une rigueur et une endurance exceptionnelles, ce qui rejaillit inévitablement sur la vie familiale», soulignent-elles. Or, cette dimension reste un angle mort des études sur l’équilibre travail-famille.Pour combler ce vide, l’équipe a mené un sondage exploratoire auprès de douze jeunes adultes, tous enfants de chirurgiennes cardiothoraciques, recrutés par le réseau Women in Thoracic Surgery. Échantillon modeste, certes, mais regard inédit sur un pan rarement documenté de la vie médicale: l’enfance vécue dans l’ombre d’un bloc opératoire.Entre admiration et manque de tempsLes résultats surprennent par leur tonalité résolument positive.88,6% des répondants décrivent une relation «très positive» avec leur mère.66,6% soulignent la sécurité financière que lui confère sa carrière.58,3% la considèrent comme un modèle de réussite et de persévérance en lui attribuant le mérite de leur avoir transmis des valeurs fondamentales comme le sens des responsabilités et l’autonomie.41,6% estiment qu’elle a affûté leur esprit critique.L’une des participantes confie que sa mère l’a «inspirée à devenir chirurgienne». D’autres mentionnent l’exemplarité de leur maman en matière de discipline, d’éthique et de gestion du temps. Mais le revers de la médaille demeure palpable. Quatre répondants sur dix évoquent un manque de présence durant l’enfance: «Son métier m’a volé ma mère pendant mes premières années», écrit par exemple l’un d’eux. Cette tension entre admiration et distance émotionnelle résume tout le paradoxe d’une vocation dévorante: donner la vie, sauver des vies, mais parfois au prix d’un quotidien amputé.À lire aussi: Chirurgiennes en milieu inhospitalier: une ethnographie des préjugés sexistes dans les blocs opératoiresDes solutions qui restent l’exceptionPour la Dre Antonoff, ces témoignages ne relèvent pas du simple vécu individuel. Ils mettent en cause une structure médicale qui, encore aujourd’hui, «ne permet pas aux chirurgiennes d’être pleinement présentes dans leur double rôle». Certaines institutions commencent toutefois à bouger comme la Mayo Clinic, à Rochester, qui a créé sur son campus un service de garde pour les enfants malades de son personnel soignant, ou encore la Medical University of South Carolina qui offre désormais une allocation de garde à ses médecins résidents. De telles initiatives, soulignent les auteures, «devraient être la norme plutôt que l’exception».Leur étude plaide pour une réforme plus systémique: horaires flexibles, congés parentaux équitables, mentorat structuré et culture organisationnelle inclusive. L’enjeu dépasse la question du genre: un meilleur équilibre vie professionnelle-familiale profiterait à tous les chirurgiens, hommes compris, et renforcerait la résilience d’un corps médical sous pression constante, insistent les auteures.Les conclusions de cette étude résonnent au Canada, où la conciliation maternité-médecine demeure un défi. Plusieurs recherches récentes dressent le même constat: les politiques de congé parental ou d’allaitement en milieu hospitalier restent fragmentaires et souvent informelles.Un article publié en 2023 dans le Canadian Journal of Surgery notait que «la grossesse en résidence chirurgicale s’accompagne encore de stigmatisation et d’un manque de clarté politique ». En chirurgie plastique, une enquête nationale menée en 2020 signalait que les résidentes hésitent à annoncer leur grossesse de peur d’être perçues comme moins engagées. D’autres études récentes auprès de cliniciennes en ORL et en ophtalmologie font le même constat: horaires imprévisibles, difficultés d’allaitement, retour au bloc sans soutien institutionnel.À lire aussi: Des femmes en salle d'opération font toute la différence, dit une étudeQuant à la maternité en médecine de famille, une recherche menée à l’Université McMaster dès 2005 soulignait déjà le poids de la culpabilité: «Les jeunes mères médecins ressentent la pression de compenser leurs absences, souvent au détriment de leur propre bien-être.» Rien n’indique que la situation ait radicalement changé.Changer la culture, pas seulement les horairesAu-delà des mesures concrètes, les auteures l’étude publiée dans The Annals of Thoracic Surgery appellent à un changement de mentalité. «L’idée dépassée selon laquelle la chirurgie serait incompatible avec la vie de famille doit disparaître», affirment-elles. Pour la Dre Antonoff, il s’agit de reconnaître que les qualités d’une bonne chirurgienne – discipline, empathie, endurance – sont aussi celles d’une mère engagée. «Les enfants de ces femmes nous rappellent que la maternité peut enrichir la pratique médicale, non la compromettre.»Référence:Rajah T, Papageorge MV, Antonoff MB, et coll. Parenting from the OR: The Unique Challenges and Positive Impacts on Children Raised by Cardiothoracic Surgeon Mothers. Ann Thorac Surg. Août 2025;120(2):267-270. doi: 10.1016/j.athoracsur.2025.03.029

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