En tant que médecin, nous ne sommes pas à l’abri de la violence conjugale

En 2016, notre collègue, la Dre Elena Fric, a décidé de divorcer. Quelques semaines plus tard, son corps a été retrouvé dans une valise au bord de la rivière à Kleinberg, en Ontario.Ses deux aînés avaient le même âge que les miens et elle avait un enfant en âge préscolaire. Son mari a été reconnu coupable de meurtre au second degré. Sa première audience de libération conditionnelle aura lieu dans cinq ans. 2030. Je me suis rendue à quelques reprises au procès pour soutenir ses parents, honorer la mémoire de la Dre Fric et faire savoir au tribunal que des gens veillaient à ce que justice soit rendue. Son meurtre nous a fait nous sentir moins en sécurité. Si elle-même était vulnérable, nous l’étions tout autant.Quatre ans plus tard, juste avant que la COVID-19 ne plonge le monde dans le chaos, une autre collègue, la Dre Jennifer Kagan, m’a appelé pour me faire part d’une nouvelle inconcevable. Après avoir tiré la sonnette d’alarme pendant des années au sein du système judiciaire, son ex-mari avait assassiné sa fille Keira, âgée de quatre ans. Keira était une enfant spectaculaire qui s’intéressait profondément au monde et qui illuminait la pièce lorsqu’elle y entrait. Je pleure la petite fille de neuf ans qu’elle aurait été aujourd’hui. Elle aurait été extraordinaire.Ma vie a été bouleversée à jamais par ces événements. Depuis, je me suis portée volontaire pour aider à assurer la protection des femmes médecins et de leurs familles lorsqu’elles subissent de la violence entre partenaires intimes (VPI). On pourrait penser que ces deux incidents sont des cas isolés, mais sur les 80 femmes de ma cohorte en médecine, j’en connais six qui ont subi des abus au sein de leur couple. La VPI est une épidémie, c’est-à-dire un phénomène indésirable très répandu.Nous n’avons pas appris grand-chose sur la violence entre partenaires intimes à la faculté de médecine. Nous avons appris à poser des questions de dépistage aux urgences lorsque des personnes se présentaient avec des fractures ou avaient besoin de points de suture, mais nous n’avons pas appris à reconnaître les schémas de violence dans nos propres relations ou dans celles de nos patients. Il s’avère que l’un des concepts les plus importants en matière de VPI a été décrit cinq ans après la fin de mes études en médecine.En 2006, le sociologue Evan Stark a inventé le terme de contrôle coercitif (CC) dans un livre intitulé Coercive Control: How Men Entrap Women in Personal Life (Contrôle coercitif: comment les hommes emprisonnent les femmes au quotidien). Il y décrit le contrôle coercitif comme une «conduite calculée et malveillante déployée presque exclusivement par les hommes pour dominer une femme, en entremêlant des violences physiques répétées avec trois tactiques toutes aussi importantes: l’intimidation, l’isolement et le contrôle». Stark parle d’un mode de relation où «la victime devient captive d’un monde irréel créé par l’agresseur, piégée dans un environnement de confusion, de contradiction et de peur».Lorsque je parle à des collègues qui subissent un contrôle coercitif, celles-ci me demandent souvent des conseils sur la manière d’aider leur partenaire à comprendre à quel point leur comportement est blessant ou frustrant. En tant que personnes aidantes, nous supposons que nos conjoints sont animés de bonnes intentions. En réalité, ces comportements manipulateurs sont des choix intentionnels effectués dans le but d’exploiter et de contrôler l’autre.De nombreuses victimes de CC ne se rendent même pas compte qu’elles sont engagées dans une relation abusive, car la société pense que les choses ne sont pas si graves tant qu’il ne vous frappe pas. Ce discours est dangereusement erroné. De nombreuses études portant sur les féminicides ont montré que le contrôle coercitif est un facteur prédictif d’homicide PLUS FORT que l’escalade des blessures physiques. En moyenne, au Canada, un conjoint agresseur commet un meurtre ou une tentative de meurtre chaque jour.Lire aussi: De garde en cas d’agression sexuelleCes chiffres ne s’améliorent pas. Les tribunaux imposent rarement des sanctions aux agresseurs. Avant 2021, les juges n’étaient pas autorisés à prendre en compte la violence à l’encontre de la mère lorsqu’ils déterminaient les droits parentaux. Vous pouviez battre votre femme à mort et obtenir la garde de vos enfants vulnérables sans qu’aucune question ne vous soit posée. La plupart des Canadiens ne reconnaissent toujours pas les schémas caractéristiques de la maltraitance. Les gens ont encore tendance à blâmer la victime plutôt que de critiquer l’agresseur. Le premier projet de loi d’initiative parlementaire visant à criminaliser le contrôle coercitif au Canada a été présenté en 2020. Il est actuellement renvoyé en commission après la deuxième lecture au Sénat.La Dre Jennifer Kagan a emprunté une autre voie juridique pour protéger les familles contre les abus. Elle est à l’origine d’un projet de loi exigeant que les juges soient formés à la violence domestique et au contrôle coercitif afin qu’ils en tiennent compte lorsqu’ils rendent des décisions. Le tribunal des affaires familiales est un cauchemar de décisions terribles, en partie parce que les juges y sont nommés peu importe leur spécialité en droit. On peut être nommé juge au tribunal des affaires familiales après avoir été avocat fiscaliste, sans n’avoir jamais suivi de cours sur le droit de la famille. La loi de Keira, qui oblige les nouveaux juges à suivre une formation obligatoire sur les concepts juridiques de la VPI, a été adoptée le 27 mai 2023.En attendant que nos systèmes judiciaires fassent leur travail de protection auprès des plus vulnérables, nous pouvons nous aussi nous efforcer de reconnaître les comportements manipulateurs. Il est difficile de les identifier si nous n’en connaissons pas le langage. Alors voici quelques-uns des schémas les plus courants que vous pourriez reconnaître:Le blâmeLa phrase caractéristique des agresseurs: «C’est toi qui m’as poussé à faire ça!». Flash info: ils sont adultes. Personne ne peut les obliger à faire quoi que ce soit. L’étendue de leur capacité à rejeter la responsabilité sur autrui est décrite dans l’acronyme DARVO: Deny, Attack, Reverse victim and offender (nier, attaquer, inverser les rôles de victime et d’agresseur).La manipulation (gaslighting)Vous vous souvenez d’un événement et la personne nie qu’il se soit produit. Ou bien vous énoncez une vérité et il insiste sur le fait que vous avez tort. Cela vous oblige à vous excuser pour des choses qui ne sont pas de votre ressort et vous déstabilise sérieusement.ProjectionToutes les choses nuisibles qu’ils font à la maison et en dehors de la maison, c’est VOUS qu’ils accusent de les faire! Vous êtes dévastée parce que vous avez travaillé si dur pour être un bon partenaire et ils ne vous font toujours pas confiance, alors vous en faites encore plus pour prendre soin d’eux.Délire narcissiqueLorsque vous essayez de discuter de son comportement problématique ou de fixer une limite, il retourne la situation et la transforme en une diatribe pleine de rage sur l’horrible personne que VOUS êtes. Après coup, il se sent beaucoup mieux, mais vous, vous vous sentez vide et désespérée parce que rien n’a été résolu et que vous venez de passer 30 minutes à vous faire maltraiter.La punitionSi vous demandez à ce que vos besoins soient satisfaits ou si vous fixez une limite, vous SAVEZ que quelque chose de grave va se produire. Il «oubliera» de venir vous chercher pour vous amener au travail, ou votre journal intime sera mystérieusement effacé.Silence punitifTechnique visant à vous faire redoubler d’efforts pour obtenir son approbation.Dénigrement Rabaissement subtil. Faire l’éloge des personnes qui ne vous ressemblent pas et mépriser les personnes qui vous ressemblent.Changement des règles du jeuQuoi que vous fassiez, ce n’est jamais assez bien.Me faire du mal pour te faire du malMenaces d’automutilation ou d’autoflagellation inutile, destinées à vous faire culpabiliser.Lire aussi: Violence conjugale: les pharmaciens en première ligneIl est très important d’avoir un discours adéquat et de réaffirmer la réalité auprès de ses pairs ou de ses proches lorsque l’on constate ces comportements, ce qui peut être une étape essentielle pour les aider à trouver la confiance nécessaire afin de sortir de leur relation néfaste. Si ces comportements vous semblent familiers, n’hésitez pas à consulter des ressources pour trouver du soutien et rester en sécurité (comme celles du Programme d’aide aux médecins du Québec ou de SOS violence conjugale).J’imagine que beaucoup d’entre vous peuvent témoigner de l’impact que la VPI a eu sur leur vie ou celle de leurs proches. Suivez @KeirasLaw sur Instagram pour des mises à jour sur les changements législatifs au Canada.Pamela Cross, spécialiste de la VPI, a écrit un livre qui propose des idées pratiques et pleines d’espoir sur la manière dont chacun d’entre nous peut s’engager dans le travail vital d’éradication de la VPI. Je vous encourage à acheter son livre And Sometimes They Kill You (Et parfois ils te tuent) et à le transmettre à un(e) ami(e) après l’avoir lu. Nous devrions considérer que la connaissance est l’immunisation qui permet d’arrêter cette épidémie.La Dre Kim Alexander est gynécologue et éducatrice sexuelle à Brampton, en Ontario.

En tant que médecin, nous ne sommes pas à l’abri de la violence conjugale

Pour accéder au contenu, connectez-vous ou créez un compte gratuit.

Catégories connexes