Des notes conséquentes au dossier d’un patient, sans l’avoir ausculté

La leucosélophobie, ou syndrome de la page blanche, est un trouble psychique qui affecte d'ordinaire les écrivains, ou d’autres artistes, bloqués devant leur écran, incapables d’écrire quoi que ce soit faute d’inspiration. Il est en revanche surprenant qu'un médecin se prévale de la peur de laisser une page blanche pour justifier qu’il a consigné des notes médicales au dossier d’un patient en lien avec des interventions qu’il n’a pas réalisées. C’est toutefois le principal moyen de défense choisi par le Dr Ngoc Huy Nguyen.Le clinicien a expliqué au Conseil de discipline du Collège des médecins du Québec (CMQ) qu’il avait rempli, entre autres, les formulaires «Observations médicales-Anamnèse» et «Observation Médicales-Examen Physique» d’un patient admis à l’Unité de réadaptation fonctionnelle intensive (URFI) de Vaudreuil, car il ne pouvait concevoir de laisser une page blanche étant donné son bagage et sa culture. Originaire d’Asie, le Dr Nguyen a pratiqué à Singapour, en Angleterre et en France avant de s’établir au Québec en 2016. Il indique que «les choses qui paraissent évidentes dans notre système médical ne le sont pas forcément ailleurs» et, qu’en fonction des approches qu’il a apprises à l’étranger, il se sentait incapable d’écrire que le patient «semble être stable» ou qu’il ne l’avait pas vu.Pour la syndique adjointe responsable de son dossier, la Dre Thanh Phi Yen Luu, les explications de l’omnipraticien quant au syndrome de la page blanche, «en plus d’être difficiles à comprendre, ne tiennent pas la route. Tout médecin partout dans le monde doit préserver son intégrité», affirme-t-elle. Moins cinglants, ses pairs sont néanmoins du même avis: «Le bagage culturel (du Dr Nguyen) ne peut atténuer la gravité de l’infraction. Somme toute, peu importe sa motivation, (il) a manqué d’intégrité en inscrivant de fausses notes au dossier du patient», concluent-ils dans leur décision rendue le 19 août.À l’époque des faits, qui remontent au 23 janvier 2023, le médecin de famille travaille six jours sur sept dans quatre milieux différents — à l’URFI, au CHSLD et au CLSC de Vaudreuil ainsi qu’à l’Hôpital des Vétérans de Sainte-Anne-de-Bellevue. Il a un nombre important de patients à sa charge, dont 13 à l’URFI, 34 au CHSLD et plus de 900 au CLSC.Son rôle à l’URFI est de veiller à la stabilité des patients pour qu’ils puissent suivre leur programme de réadaptation. Le Dr Nguyen mentionne qu’il doit y gérer son temps avec efficience et qu’il voit en premier les patients dont le cas est plus lourd. Il souligne qu’il est rémunéré à l’heure et non pas à l’acte et qu’ainsi, il n’est aucunement influencé par le rendement. En revanche, il décrit une ambiance de travail assez tendue à l’URFI où un déficit chronique de médecins et d’infirmières fait en sorte que la pression pour décharger les patients est constante.Le patient à l’origine de la plainte contre le médecin de famille est un jeune homme de 27 ans, admis à l’URFI à la suite d’un accident d’avion qu’il pilotait lui-même. Son dossier médical fait état d’un diagnostic de traumatisme crânien sévère, de polytraumatismes, de multiples fractures osseuses, d’un possible syndrome post commotionnel et d’une absence de déficit moteur. Il est jugé cliniquement stable.Notes multiplesLe 23 janvier 2023, le Dr Nguyen participe à une rencontre multidisciplinaire concernant ce patient à l’issue de laquelle il complète les formulaires «Observations médicales-Anamnèse» et «Observation Médicales-Examen Physique». Dans ce dernier, le médecin indique que le jeune homme a des «poumons clairs», un cœur ayant «un bruit régulier sans souffle, B1, B2», pas d’œdème des membres inférieurs, un «abdomen souple indolore». Il ajoute qu’il ne présente «aucun déficit moteur, pas de trouble cognitif; irritable + anxiété légère».Dans une note évolutive, l’omnipraticien fait référence au congé qui lui a été donné en fin de semaine, que celui-ci s’est bien passé, que le patient est fonctionnel, tout en notant la présence d’anxiété. Le même jour, il remplit également le «Rapport sur l’état de santé – Permis de conduire» de la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ) en considérant que le patient doit subir des évaluations complémentaires pour l’aptitude à conduire et qu’en attendant, il doit cesser de conduire.Enfin, dans un formulaire intitulé «Niveaux des soins et réanimation cardiorespiratoire », le Dr Nguyen coche l’objectif A, soit «prolonger la vie par tous les moyens nécessaires». Dans la section «Notes explicatives sur la discussion et consignes concernant des soins particuliers», il coche la case selon laquelle il en a discuté avec l’intéressé. Toujours le 23 janvier, le clinicien signe l’ordonnance de départ du patient et lui prescrit du Tylenol. Or, il s'est avéré qu’il n’a ni rencontré ni examiné le patient, comme le confirme une note en soins infirmiers en date du 22 janvier 2023. Il y est mentionné que le jeune homme n’a jamais vu le médecin et qu’il aurait des questions à lui poser concernant la conduite automobile.Un patient miraculé, un médecin débordéDurant l’enquête comme à l’audience, le Dr Nguyen va répéter que le patient est un «véritable miraculé» et qu’en dépit de ses polytraumatismes et de son traumatisme crânien, «il allait exceptionnellement bien». Le médecin raconte qu’il marchait dans les corridors sans aucune aide et qu’il l’a même vu jouer au soccer pendant son séjour à l’URFI, qui a duré 14 jours. Durant ce laps de temps, il explique qu’il jugeait de l’évolution positive du jeune homme lors de la réunion hebdomadaire entre les ergothérapeutes, les physiothérapeutes et les neuropsychologues. Selon lui, le patient était clairement au-dessus de la moyenne et il rapporte qu’à chaque réunion, il constatait qu’il n’avait pas besoin de le voir.L’omnipraticien signale qu’habituellement, il examine les patients dont il a la charge à l’URFI et qu’il monte ses dossiers en révisant les notes antérieures, dont les notes d’infirmières, les examens radiologiques, etc. En l’occurrence, il admet avoir survolé le dossier du patient et qu’il a écrit «ce qui semblait évident à (son) jugement clinique» sans même l’avoir vu. «A posteriori il est facile de dire que j’aurais dû consacrer un minimum de temps à [ce patient] ou d’écrire au dossier que sa note est en fait une révision de dossier. Cependant, dans un contexte de débordement, je me trouve donc devant le cas d’un patient qui n’a visiblement pas besoin de moi», soutient le Dr Nguyen.Lire aussi: Un médecin expert coupable de conflit d’intérêtsIl résume la situation en expliquant qu’il se trouvait face un dilemme: devait-il écrire ce qui paraissait évident à son jugement clinique ou laisser un dossier vierge? «Dans le feu de l’action, il me semblait que laisser un dossier vierge était le plus problématique. Même si ma note paraît trompeuse, (elle) était motivée par la volonté de ne pas laisser une page blanche. Il n’y avait cependant aucune volonté de nuire ou de fraude. Je considère de plus qu’il n’y a eu aucun préjudice médical pour le patient», souligne le médecin.La syndique adjointe affirme quant à elle que les gestes posés par l’omnipraticien «dénotent un manque d’intégrité et avaient comme seul but de se protéger, en cachant le fait qu(‘il) n’a jamais trouvé le temps de rencontrer et d’évaluer le patient, et ce, pendant un séjour de 14 jours.» Un patient dont le médecin considérait d’ailleurs qu’il avait fait l’objet d’un mauvais triage pour se retrouver à l’URFI, souligne-t-elle.Le choix de la mauvaise foiSelon cette dernière, «il est clair que face à un dilemme entre être honnête et transparent ou compléter le dossier comme s’il avait évalué le patient, (le Dr Nguyen) a choisi la mauvaise foi». La syndique adjointe indique que l’infraction qu’il a commise est grave, tout en rappelant que la signature d’un médecin est un gage de confiance pour le public. «N’importe quel professionnel de la santé qui mettrait la main sur le dossier du patient arriverait à la conclusion que (le Dr Nguyen) l’a bien vu et évalué, qu’il a même discuté avec lui et qu’il a obtenu son consentement au formulaire “Niveaux des soins et réanimation cardiorespiratoire”.»Le Conseil de discipline est lui aussi d’avis que l’infraction commise par le Dr Nguyen, en vertu de l’article 84 du Code de déontologie des médecins, est «objectivement grave» et qu’elle est «intimement liée à l’exercice de la profession». «Un dossier qui contient des informations fausses, trompeuses, mensongères, incomplètes ou inexactes met en danger le patient. Des interventions inappropriées peuvent être effectuées ou omises sur la foi» de celui-ci.«Le médecin doit s’abstenir d’inscrire, de produire ou d’utiliser des données qu’il sait erronées dans tout document, notamment tout rapport ou dossier médical ou de recherche.» - article 84 du Code de déontologie des médecins. «Pourquoi a-t-on besoin d’être si dur sur l’homme au Québec?»Dès le départ, le Dr Nguyen a plaidé coupable. Devant le Conseil, il a de nouveau admis qu’il avait produit «une fausse note» et exprimé des regrets en mentionnant que les accusations portées contre lui sont «assez terribles» et que ce dossier l’a hanté pendant des mois. Il a notamment demandé à ses pairs «pourquoi au Québec ça se passait comme ça, parce que je viens d’une différente culture et je ne comprends pas pourquoi on a besoin d’être si dur sur l’homme». Il ajoute qu’en Angleterre, il y aurait eu une réunion, suivie d’un avertissement, et il se serait excusé. Il aurait sans doute écopé d’un blâme et d’une amende avec une période de contrôle. Alors qu’ici, il vit le processus disciplinaire comme «un traumatisme, un échec de vie». «En tant qu’Asiatique élevé à respecter l’autorité et pour qui l’honneur compte», il déclare qu’il est «très dur» pour lui de se présenter devant le Conseil comme un «accusé» et qu’il vit cette plainte en déontologie comme «un vrai déshonneur».Ceci dit, le Dr Nguyen a depuis démissionné de son poste à l’URFI. «Il aura malheureusement fallu un manquement déontologique pour que je me rende compte que j’avais atteint mes limites et j’ai la ferme intention de ne pas me retrouver à nouveau dans une situation de surcharge chronique de travail». Il indique qu’il a participé à une «activité d’amélioration de la pratique» dans le but de «mener une réflexion approfondie sur sa pratique professionnelle et son impact sur sa santé mentale».Lire aussi: Les professionnels sous enquête soumis à rude épreuveUn mois de radiation ou quatre?Pour sa défense, le médecin de famille affirme que toutes les informations qu’il a inscrites au dossier étaient vraies et qu’aucune preuve n’établit le contraire. Selon lui, son erreur réside plutôt dans le fait d’avoir laissé entendre qu’il avait vu et évalué lui-même le patient. Il nie catégoriquement qu’il a agi de la sorte dans le but de se protéger et qualifie son infraction de «mauvais jugement éthique» influencé par sa surcharge de travail et son bagage culturel. En conséquence, il estimait qu’il méritait une radiation d’un mois.La syndique adjointe a pour sa part requis une radiation de quatre mois. Elle souligne que le Dr Nguyen plaide coupable, mais qu’il tend toujours à se victimiser. Elle en conclut qu’il ne s’est pas livré à une introspection réelle et qu’il présente un risque de récidive modéré.Pour déterminer la sanction «juste et appropriée» au regard du contexte particulier de ce dossier, le Conseil a considéré que la surcharge de travail est certainement un facteur qui a joué dans le mauvais choix du Dr Nguyen. Cependant, «peu importe son bagage culturel, (il) savait qu’en remplissant les formulaires comme il l’a fait, il n’agissait pas correctement».Tout comme la syndique adjointe, le Conseil constate que le médecin de famille «tend à se victimiser lorsqu’il fournit des explications pour ses gestes» et son témoignage révèle un processus d’introspection «limité», selon ses pairs. «(Il) semble se concentrer sur l’impact de la surcharge de travail sur lui plutôt que sur l’impact de ses gestes sur le patient et l’image de la profession aux yeux du public.»Malgré tout, le Conseil juge que le risque de récidive du Dr Nguyen est faible, car il est «visiblement marqué par le processus disciplinaire» et parce qu’il «en fait une question d’honneur». De plus, il a apporté des changements importants à sa pratique, en réduisant de façon significative sa charge de travail. Ses pairs estiment ainsi qu’une radiation de deux mois «assure la protection du public (et) reflète la gravité de l’infraction commise». Une sanction qui sera effective à compter du 18 septembre, date d’expiration du délai de 30 jours dont le médecin dispose pour faire appel de cette radiation.

Des notes conséquentes au dossier d’un patient, sans l’avoir ausculté

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