D’abord, ne pas nuire…

Cas 1 – H. C., homme de 56 ansHomme actif présentant une hypertension traitée, sans antécédent cardiovasculaire.Un bilan de santé complet a révélé suffisamment de facteurs de risque cardiovasculaire (pression systolique, ratio cholestérol total/HDL) pour le classer dans la catégorie «à haut risque». Comme des changements de mode de vie rigoureux ne suffisaient pas à réduire son risque, on lui a prescrit une statine de forte puissance, qui s’est révélée extrêmement efficace pour abaisser son LDL sous 2. Malheureusement, il faisait partie des 20% de patients qui développent des myalgies: sévères, persistantes et résistantes à toutes les mesures, y compris les changements de molécule, la réduction de dose et le passage à une statine moins puissante.L’importance du contrôle lipidique et de la prévention des infarctus ayant été maintes fois soulignée, il a persévéré durant des années. Son niveau d’activité a diminué, son sommeil s’est détérioré et il a fini par sombrer dans la dépression en raison de la dégradation évidente de sa qualité de vie. Dix ans plus tard, il a été impliqué dans un accident de la route mortel, dont il a probablement été responsable. Sa conjointe a raconté qu’il était un homme stoïque dont les dernières années avaient été misérables, rongées par la douleur et la perte de son mode de vie actif.Sur le plan médical, le traitement était justifié: prévention primaire chez un patient à haut risque. Mais avons-nous causé du tort?Cas 2 – M. M., homme de 45 ansHomme gai consultant pour un «faible taux de testostérone».Il se plaignait de baisse de libido, de fatigue et de perte de force musculaire. Il jugeait ses érections insuffisantes, bien qu’encore compatibles avec des rapports sexuels avec pénétration, quoique difficiles. Après avoir commandé de la testostérone en ligne, il a trouvé le traitement extrêmement efficace: tous ses symptômes ont disparu en un mois.Ne voulant pas poursuivre un traitement non supervisé, il a consulté afin d’obtenir une ordonnance. On lui a conseillé d’interrompre le traitement et de subir des tests avant toute prescription. Ses taux sont revenus dans la plage basse normale, non diagnostiques d’un véritable déficit en testostérone; aucun traitement substitutif n’a donc été prescrit. Ayant pourtant constaté un net mieux-être, il a trouvé un autre médecin disposé à le suivre sous traitement. Sa qualité de vie s’est grandement améliorée, jusqu’à la survenue soudaine d’une dyspnée et de douleurs thoraciques: des embolies pulmonaires massives causées par une thrombose veineuse profonde occulte. Des analyses ont révélé une mutation hétérozygote du facteur V Leiden.Malchance? Complication «rare»? Il souhaite poursuivre la thérapie, acceptant un traitement anticoagulant à vie. Lui causerions-nous du tort en continuant?Cas 3 – F. W., femme de 42 ans, G1P0 TA1, refusant le test PapElle consultait pour des saignements anormaux récurrents. Elle a accepté une échographie abdominale (mais a refusé la voie endovaginale), tout en déclinant l’examen pelvien et le test Pap. L’échographie s’est révélée normale, montrant une muqueuse utérine étonnamment fine et bénigne.Elle a ensuite confié avoir été victime d’agression sexuelle ayant entraîné une grossesse interrompue. L’examen interne lui était insupportable. On lui a offert une examinatrice, la présence d’une personne de soutien, voire une sédation légère; mais elle a persisté à refuser, annulant plusieurs rendez-vous. Pour éviter de raviver le traumatisme, l’équipe a fini par différer l’examen, reconnaissant les limites du principe «ne pas nuire».Des années plus tard, malgré plusieurs traitements pharmacologiques, les symptômes ont persisté. Un examen sous anesthésie générale a finalement révélé un carcinome cervical avancé. Elle en est décédée.Dans une approche tenant compte du traumatisme, nous avons respecté ses volontés; mais au final, lui avons-nous nui?À lire aussi: Cas prise de tête: des symptômes parkinsoniens qui prêtent à confusionCas 4 – T. L., homme de 22 ansJeune homme de 22 ans diagnostiqué avec un trouble dépressif majeur modéré à sévère. Il a reçu une psychothérapie et un traitement de première intention par ISRS. Sa santé mentale s’est améliorée, mais il a développé des effets sexuels marqués, avec un syndrome post-ISRS persistant. Qu’ils soient d’origine organique ou psychogène, ses symptômes génitaux ont perduré des années après l’arrêt du médicament. Il estime aujourd’hui que ses chances d'entretenir une relation intime sont ruinées.L’efficacité et les effets indésirables des antidépresseurs sont bien connus. Le traitement était standard; mais au bout du compte, avons-nous causé un tort majeur?Chaque décision médicale comporte la capacité de guérir ou de nuire directement à notre patient. Les souhaits et les préférences de ce dernier doivent s’intégrer à la prise de décision partagée, complexifiant encore davantage les enjeux. Les quatre exemples ci-dessus sont tirés de mon expérience clinique. Nous avons tous connu des situations illustrant le double tranchant de la médecine.La maxime «Ne pas nuire» vient du grec primum non nocere, littéralement «d’abord, ne pas nuire». Bien qu’on l’attribue souvent à Hippocrate, elle n’est apparue que des siècles plus tard, popularisée par des médecins anglais et américains paraphrasant le serment hippocratique.Aujourd’hui, «ne pas nuire» est plus complexe que jamais. Chaque décision médicale implique un compromis entre bénéfice et risque (potentiel ou réel). La chimiothérapie peut sauver une vie, mais laisser des séquelles durables. Les médicaments psychiatriques peuvent apaiser l’esprit, mais perturber le sommeil, l’appétit et le métabolisme. Les antibiotiques peuvent guérir une infection, mais bouleverser le microbiote, favorisant C. difficile, la candidose et la résistance.Pour chaque avantage, il existe un revers. Comment alors vraiment «ne pas nuire»? Statistiquement, c’est impossible. Au mieux, nous jouons avec les probabilités, espérant éviter cette complication grave qui ne survient qu’une fois sur cent. Mais répétez la même intervention cent fois: tôt ou tard, un événement indésirable se produira. Espérons seulement qu’il ne soit pas fatal.Dans notre univers médical, le tort n’est pas seulement physique. Il peut être émotionnel, culturel ou systémique. Les populations marginalisées nous rappellent que le tort peut aussi venir de la négligence, du biais ou de la lourdeur administrative, tout autant que du scalpel.Pour réduire le tort, nous misons sur la déclaration des incidents de sécurité et les projets d’amélioration continue de la qualité. Les progrès sont réels: baisse des infections nosocomiales, usage plus prudent des opioïdes et des benzodiazépines, meilleure gestion des antibiotiques. Nous faisons des efforts.Peut-être que «ne pas nuire» n’est pas un impératif littéral, mais un état d’esprit: un engagement constant à minimiser la souffrance. Il s’agit moins d’éviter tout tort que de le reconnaître, d’en tirer des leçons et de l’atténuer lorsqu’il survient. Et il surviendra.Alors, quelle devrait être la maxime des médecins canadiens en 2025?Faites de votre mieux pour guérir en causant le moins de tort possible. Tirez des leçons des torts causés, et ne cessez jamais de vous soucier des autres.Le Dr Ted Jablonski est artiste de scène et auteur. Il a quitté la médecine familiale pour se consacrer à la médecine sexuelle et à la santé des personnes transgenres dans le sud de l’Alberta, tout en continuant de pratiquer en première ligne dans les soins primaires aigus.

D’abord, ne pas nuire…

Pour accéder au contenu, connectez-vous ou créez un compte gratuit.

Catégories connexes