Coopératives de santé: quand les citoyens créent leur première ligne

Article actualisé le 5 septembre 2024 avec la réaction du MSSSÀ seulement 1h30 de Montréal et 30 minutes de Saint-Sauveur, la commune de Wentworth-Nord, petit village de montagnes et de lacs, est à l’abri des routes touristiques des Laurentides. Un gage de tranquillité pour ses 1400 habitants, mais aussi un risque d’isolement, surtout en termes d’accès aux soins de santé. «À Wentworth-Nord, on compte 330 patients sans médecins de famille, et 1500 dans la ville voisine de Brownsburg-Chatham. Il faut faire 100km aller-retour pour aller changer un pansement au CLSC!», déplore Richard Daoust. C'est dans ce contexte que la ville a fait appel à lui pour créer une coopérative de santé, afin d’assurer l’accès à la première ligne et attirer de nouveaux médecins.Cet ancien gestionnaire du réseau n’en est pas à son coup d’essai. Il a déjà cofondé deux autres coopératives dans les Laurentides, celle de Saint-Adolphe-d’Howard il y a près de 20 ans, puis celle de Morin-Heights juste à côté. La disparition progressive des services de santé de proximité a fait émerger le besoin de constituer chacune de ces coops, explique-t-il.Aujourd’hui, la coopérative de Morin-Heights tourne à plein régime, se réjouit Richard Daoust, grâce à ses cinq bureaux de consultation dans chaque bâtisse et ses nombreux professionnels – psychologue, ergothérapeute, physiothérapeute, ostéopathe, en plus des médecins de famille et IPS. Les deux coopératives assurent 14 000 rendez-vous par an. «Certains médecins ont même élu domicile dans leur chalet et viennent travailler en vélo!», rit-il. Richard Daoust est épaulé dans sa tâche par David Levine, un nom bien connu des Québécois. Ancien ministre de la Santé, il a été directeur des hôpitaux de Verdun, Notre-Dame de Montréal et d’Ottawa, puis président de l’Agence de la santé et des services sociaux de Montréal. Pour lui, les coop de santé sont une réponse à la mauvaise gestion du réseau. «Il manque 1700 médecins, et je ne supporte pas que les citoyens aient à se tourner vers la médecine privée, et donc à payer, pour être soignés. Les coop créent un lieu communautaire, où on peut avoir accès à un médecin ou une infirmière gratuitement.»Une quarantaine de coop au QuébecPreuve que le besoin d'accès au soin existe partout dans la province, on compte aujourd’hui une quarantaine de coop à but non lucratif réparties dans 12 régions administratives, pour la plupart éloignées des grands centres urbains. Ces coop comptent chacune 2500 membres en moyenne, et regroupent 206 médecins omnipraticiens, 137 infirmières et une cinquantaine d'autres professionnels de la santé qui gèrent au total 280 000 dossiers médicaux, selon les chiffres de la Fédération québécoise des coopératives de santé (FQCS). À l’origine de cet engouement, le fonctionnement participatif des coop. «Les citoyens ont le contrôle du projet», explique Edward Smith, conseiller juridique de la FQCS. Le système repose en effet sur des cotisations annuelles versées par les membres, afin de garantir à toute la population (y compris les non membres) un accès à un médecin. À ces cotisations s’ajoutent la plupart du temps des subventions municipales, parfois des dons d’entreprises locales et surtout, les loyers des espaces loués aux médecins. Les conseils d’administration réunissent patients et médecins, qui ont tous leur mot à dire. «Les coop, c'est vraiment la communauté qui mobilise. Alors que les GMF, ce sont juste des médecins», souligne Chantal Dubuc, présidente de la FQCS et directrice générale de la coopérative de santé de Contrecœur en Montérégie. Ouverte depuis 2005 à l'initiative de la municipalité, cette coopérative compte aujourd’hui 1400 membres, qui paient chaque année une cotisation de 70$ par personne. «Notre cotisation n’a pas augmenté depuis dix ans. En plus de cela, on facture une part sociale de 80$ à la première inscription, donc la première année coûte 150$ au total», précise-t-elle. La coop loue aussi des locaux à un GMF. Au total, de 12 000 à 15 000 personnes profitent de la coop de santé de Contrecœur. «On est passé d’un médecin pour 8000 habitants à 12 médecins pour 10 000 habitants, nous sommes très chanceux», se félicite aujourd’hui Chantal Dubuc. À lire aussi: Dr Marc Steben: La fierté d’être médecin de familleÀ l'instar de Contrecœur et de Wentworth-Nord, les municipalités sollicitent de plus en plus la FQCS pour mettre en place une coop sur leur territoire. Une excellente chose selon Edward Smith, qui constate «une plus grande chance de réussite [par rapport aux initiatives citoyennes], parce que ça facilite la coordination et la planification». C’est le cas à Sainte-Croix, petite ville de 2700 habitants de la Chaudières-Appalaches, qui a décidé, avec quatre autres municipalités, de mettre sur pied une coopérative de santé. Chaque ville contribue à hauteur de 5$ par habitant. Pour Sainte-Croix, la facture s’élève à environ 13 500$. «Il a fallu faire des choix pour assurer la survie de la clinique médicale et assurer l’accès à la première ligne», confie le maire Stéphane Dion, alerté par les médecins de la clinique. «En plus des difficultés de recrutement et des départs à la retraite, la centralisation des prises de rendez-vous en ligne depuis la pandémie a rendu l’accès difficile pour les personnes âgées, notamment.» Un comité de travail réunissant les maires, deux médecins et la pharmacienne propriétaire de la ville a donc été mis en place, et des discussions avec la population doivent avoir lieu à l’automne. Une solution clé en main pour les médecinsSi le concept de coopérative bénéficie en premier lieu aux habitants, les médecins ne sont pas en reste, assure Stéphane Dion. «On leur permet de passer plus de temps en consultation, auprès de leurs patients, en leur enlevant les tâches administratives.» Une coop est un projet clé en main pour les omnipraticiens, renchérit la présidente de la FQCS, Chantal Dubuc. «Les médecins sont rémunérés par la RAMQ, ils paient un loyer tout compris, avec les fournitures médicales et de bureau. La coopérative paie les secrétaires et gère toutes les ressources humaines.» Certains baux vont jusqu'à prévoir les modalités d'utilisation des logiciels ou du paiement des droits mensuels. «Pour les médecins comme les autres professionnels, dont les infirmières, c'est un milieu qui est très gratifiant, parce qu’ils font partie de la vie communautaire, observe Edward Smith. Et puis ils ont été formés pour soigner les gens, pas pour gérer une entreprise ou faire des bilans financiers. Dans une coop, ils font leur job.» Ce modèle non lucratif et très flexible plaît particulièrement aux jeunes générations de médecins selon lui. À lire aussi: Suis-je le seul médecin à aimer la paperasse?«Ça répond aux besoins, à l'offre et à la disponibilité des professionnels. Il y a des coops où une infirmière praticienne peut être seule ou accompagnée d'une autre infirmière, avec une secrétaire à la réception. D’autres ont 12, même 20 médecins qui emploient leur propre personnel, ou le personnel de la coop, ou celui du CIUSSS… Les modèles sont très variables et adaptables», expose Edward Smith. La FQCS réclame une aide de 19 millions de dollarsMais il a fallu coordonner toute cette diversité, car elle a pu mener à des dérives par le passé, reconnaissent les deux membres de la FQCS, qui a d'ailleurs été créée en 2018 pour la structurer. «Avant, les coopératives étaient livrées à elles-mêmes, sans réelle structure, constate Edward Smith. Parfois, par simple ignorance, elles ont contrevenu à certains principes prévu par la Loi sur l'assurance maladie.» Aujourd'hui, les coop sont suffisamment structurées pour s'assurer que «les contributions annuelles soient perçues correctement et que le statut de membre ne soit pas obligatoire», défend le directeur juridique de la FQCS, qui explique avoir mis à jour le cadre légal des coopératives de santé en lien avec le Ministère de la santé et des services sociaux (MSSS) et la Fédération des médecins omnipraticiens (FMOQ). «Les coop ne constituent pas un modèle en soi soutenu par le MSSS. Toutefois, elles sont considérées comme un modèle d’affaires compatible avec le modèle de GMF», répond de son côté le Ministère de la santé, sollicité par ProfessionSanté.ca. «Si le gouvernement met en place un programme de subventions qui aide à payer les frais d'opération et de gestion de la clinique, nous n’aurons plus besoin de solliciter autant les membres», explique Edward Smith. Dans son rapport sur les consultations prébudgétaires 2024-2025, la Fédération estime à 1,93 million de dollars, soit 15% de ses dépenses, le montant nécessaire de la part de Québec. «Les coopératives sont là pour rester, car elles répondent à un besoin, affirme de son côté Chantal Dubuc. C’est un service complémentaire, on n’ira pas ouvrir une coopérative de santé à côté d'une clinique médicale de qualité.»Ce que concède également le MSSS: ce modèle «présente l’avantage d’attirer la main-d’œuvre médicale en milieu rural.»À lire aussi: Pénurie de médecins en Ontario: les régions rivalisent à coups d'incitatifs financiersD’ici là, les coopératives travaillent à retenir leurs membres en leur proposant toujours plus de services exclusifs – rabais sur les consultations non couvertes par la RAMQ, comme les physiothérapeutes ou les ergothérapeutes –, mais aussi en émettant des reçus de charité pour encourager les dons. À Wentworth-Nord, la petite commune des Laurentides, l’heure est à la séduction. «On voudrait attirer des gens du coin, des médecins et d’autres professionnels de Lachute, ville voisine qui a deux gros GMF, puis une infirmière praticienne. J’espère un bureau fonctionnel au plus tard le 1er novembre», prévoit Richard Daoust. Avec déjà 135 membres inscrits depuis le 15 juin, la coop semble avoir de beaux jours devant elle.

Coopératives de santé: quand les citoyens créent leur première ligne

Pour accéder au contenu, connectez-vous ou créez un compte gratuit.

Catégories connexes