Charge administrative des médecins: du mieux, mais trop peu

Personne ne peut être contre la vertu. Le projet de loi 68 «visant principalement à réduire la charge administrative des médecins» est globalement bien accueilli par le Collège des médecins du Québec et les deux fédérations médicales, entendus ce mardi par la Commission de l’économie et du travail de l’Assemblée nationale. Les trois appuient ce projet de loi qu’ils qualifient de «pas dans la bonne direction». La Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ) comme celle des médecins omnipraticiens (FMOQ) ont toutefois souligné qu’il ne s’agissait que d’un tout petit pas sur le long chemin restant à parcourir pour réduire le fardeau administratif qui pèse sur les cliniciens.Dans ses grandes lignes, le projet de loi 68, présenté en mai dernier par le ministre du Travail Jean Boulet, empêcheraient les assureurs privés et les administrateurs de régimes d’avantages sociaux d’exiger qu’une personne consulte un médecin afin d’obtenir le versement de certaines prestations, comme se faire rembourser une canne ou les services d’un physiothérapeute.Les assureurs ne pourraient pas non plus exiger des visites médicales répétitives ou automatiques lorsqu’une personne reçoit des prestations d’invalidité pour cause notamment de fracture ou d’épuisement professionnel. Il reviendrait alors au médecin de déterminer la fréquence et la pertinence des visites.Enfin, le projet de loi interdirait également aux employeurs d’exiger un billet médical pour des absences de courte durée (trois jours et moins), par exemple pour une grippe ou une gastroentérite.Aux députés présents, le président du CMQ, le Dr Mauril Gaudreault, a rappelé que durant sa carrière de médecin de famille, il avait principalement fait deux choses: s’occuper de ses patients et remplir des formulaires. «Ce projet de loi est attendu depuis longtemps. C’est une avancée qui contribuera à améliorer l’accès aux soins», convient le Dr Gaudreault qui invite cependant les législateurs à «aller encore plus loin». En premier lieu, le CMQ propose de retirer l’obligation d’obtenir une ordonnance d’un médecin pour accéder à des services couverts par la Régime de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) quand une évaluation a été faite par un autre professionnel de la santé, notamment les physiothérapeutes, les podiatres, les audiologistes et les orthophonistes. «Pour nous, une fois qu’un professionnel compétent a procédé à l’évaluation d’une personne, qu’il a identifié le soin, le service ou l’équipement qui est requis, il est superflu d’aller systématiquement chercher l’ordonnance d’un médecin», indique le Dr Gaudreault, qui considère que «c’est une mesure d’une autre époque. C’est inutilement lourd. Nous n’en voyons vraiment pas la valeur ajoutée pour le réseau et la population.»Dans le contexte de l’élargissement des pratiques professionnelles, le Collège suggère également de revoir la notion de «certificat médical» et de «service médical» pour empêcher des employeurs ou des assureurs de contourner les dispositions de la loi. «On pourrait par exemple remplacer le terme “médical” par celui de “professionnel”», suggère le Dr Gaudreault en soulignant que, sinon, les assurances et les entreprises pourraient toujours imposer une visite chez une infirmière praticienne ou un psychologue afin d’obtenir un remboursement ou de justifier le motif d’une absence.Le président de l'Association des psychologues du Québec, Gaëtan Roussy, redoute lui aussi ce scénario. Il ne voudrait pas que les demandes des assureurs aboutissent sur les bureaux des psychologues qui ont déjà de la difficulté à répondre aux besoins de la population.Le ministre Jean Boulet s'est montré rassurant. «On ne veut pas qu'il y ait un refoulement comme dans certains cas (actuellement). Des assureurs refoulent du travail qui relève des expertises d'un psychologue dans les bureaux d'un médecin. Ce qui n'est pas utile, car ça leur occasionne un fardeau qui souvent ne relève pas de leur domaine de compétence et ça nuit à l'accès d'autres personnes qui auraient vraiment besoin d'un travail clinique.»Lire aussi: Finis les billets médicaux pour les courtes absences scolairesSus aux formulaires absconsLe Collège recommande en dernier lieu la création d’un comité multipartite dont la mission première serait de juger de la pertinence des formulaires qu’on demande aux médecins de remplir. Une nécessité illustrée par le Dr Alain Naud, administrateur du CMQ, dont le témoignage a interpellé les députés. Le médecin de famille leur a lu les questions d’un formulaire d’un assureur visant à déterminer les conditions du retour au travail d’un de ses patients.Pendant combien de minutes peut-il marcher de façon continue? De combien de minutes de repos aura-t-il besoin, assis ou debout, avant de continuer à marcher? Combien de minutes peut-il demeurer debout de manière continue? De combien de minutes de repos devrait-il bénéficier entre deux périodes assises ou debout? Combien de kilos peut-il soulever du sol à la hauteur de son bassin? Combien de kilos peut-il soulever de son bassin jusqu’aux épaules? Et combien de kilos au-dessus de ses épaules? Il peut soulever des poids dans une proportion de combien de pourcentage, du total de son temps de travail quotidien : de 1 à 5%; de 6 à 33%; ou de 34 à 66%? Quel est le poids qu’il peut tirer ou pousser? Quelle est sa capacité à monter des escaliers? Et aussi à s’agenouiller?«Il y en a ainsi pour cinq pages… Rendu là, le médecin a lui aussi le goût de mettre un genou à terre!» concède le Dr Naud en spécifiant qu’il n’a pas de gym dans son bureau pour évaluer ces questions-là. «Ce formulaire n’est qu’un exemple de ce qu’on reçoit trop souvent. On peut y passer plusieurs heures. Chaque organisation a ses formulaires maison, dont la pertinence est douteuse et certains sombrent parfois dans le ridicule», ajoute-t-il en expliquant que le comité multipartite mis de l’avant par le Collège viendrait «encadrer ça, évaluer le contenu des formulaires et les uniformiser». Les formulaires des assurances ne seraient pas les seuls visés, le Dr Gaudreault ayant pris soin d’«insister sur l’autocritique à laquelle le gouvernement devra soumettre ses propres formulaires. Ceux, par exemple, de la CNESST, de la RAMQ, de Retraite Québec, du Curateur public et autres.»Médecin interniste et administrateur de la FMSQ, le Dr Huang Duong y est lui aussi allé avec deux exemples de formulaires qui illustrent la lourdeur administrative qui pèse sur les médecins spécialistes. Le premier, ce sont les formulaires pour les demandes de médicament d’exception. «On doit le remplir une première fois, ça, c’est OK. Mais on doit le remplir à nouveau trois mois après pour attester que le patient a bien pris son médicament. Et ensuite, on doit remplir le même formulaire une fois par an, même si la condition du patient ne change pas. Et si jamais il change d’emploi ou qu’il perd son emploi, et qu’il change de compagnie d’assurance privée ou qu’il passe à la RAMQ, on doit à chaque fois remplir un formulaire distinct. Pour le même patient, et le même médicament, on peut remplir trois formulaires différents en quelques mois. Celle-là, avec mes collègues, on ne la comprend pas.»Un chemin de croix pour les patients, une pesanteur pour les médecinsLe second exemple présenté par le Dr Huong, c’est le formulaire de 16 pages de l’Agence du revenu du Canada afin d’obtenir le crédit d’impôt pour un enfant handicapé atteint d'un trouble du spectre de l'autisme. «En plus du diagnostic et des symptômes, on doit décrire dans le menu détail ses limitations: sa capacité à voir de l’œil gauche et de l’œil droit, sa capacité à entendre de l’oreille gauche et de la droite, s’il est capable de parler, de manger, d’aller à la toilette, etc. Un tel niveau de détail, c’est impossible à renseigner pour un médecin seul. Ça prend aussi un rendez-vous chez le psychiatre, le pédiatre et un optométriste. C’est un chemin de croix pour les patients et d’une pesanteur incroyable pour les médecins», estime l’interniste en rappelant qu’à ce formulaire de 16 pages du fédéral s’ajoute celui de neuf pages de Revenu Québec. «La moindre des choses serait de fusionner les deux!»Lire aussi: Formulaires et billets médicaux: partagez vous aussi vos anecdotes ubuesquesConsidérant que des exemples comme ceux-ci, «il y en a des quantités d’autres», le Dr Huong souscrit à la proposition du CMQ de créer un comité multipartite qui devrait être chargé «d’abréger, de fusionner, d’harmoniser les formulaires et d’abolir ceux qui sont inutiles». Dans son mémoire, la FMSQ recommande également «l’adoption d’un modèle de formulaire unique que les médecins pourraient utiliser pour évaluer l’état de santé et l’invalidité du patient, indépendamment de l’assureur ou de l’instance qui en fait la demande. Une telle uniformisation (…) représenterait un gain d’efficacité majeur pour les médecins qui n’auraient plus à composer avec leur disparité et la répétition d’informations.»Des exemples «fascinants» pour le ministre BouletLe ministre du Travail Jean Boulet a trouvé que ces exemples étaient «fascinants», tout en admettant que le projet de loi 68 «ne va pas couper de moitié» ces formulaires. «Mais je vais partager votre message», a-t-il assuré.Quoi qu’il en soit, dans sa formulation actuelle, la FMSQ considère que le projet de loi 68 «ne ratisse pas assez large» et que «les efforts pour réduire la charge administrative des médecins spécialistes doivent être beaucoup plus ambitieux.» Devant les députés, son président, le Dr Vincent Oliva a notamment présenté les résultats d’un sondage réalisé cet été auprès des 39 associations affiliées à la Fédération. «La moitié d’entre elles estiment que le projet de loi aura peu d’impact sur la charge administrative de leurs membres. On ne veut pas être négatif, mais on ne s’attaque ici qu’à la pointe de l’iceberg, on ne va pas assez loin, on ne gratte que la surface», regrette le Dr Oliva.Outre les formulaires uniques, la FMSQ met de l’avant plusieurs initiatives «afin d’assurer un réel allégement bureaucratique auprès de (ses) membres»: l’augmentation du soutien administratif pour que les médecins se concentrent sur leur expertise clinique; la simplification des formalités administratives liées à la proche aidance; la promotion de la collaboration interprofessionnelle; l’optimisation des systèmes informatiques du réseau de la santé afin de permettre leur interopérabilité; ou encore le recours à l’intelligence artificielle pour la gestion des informations médicales.Lire aussi: Les médecins passent des millions d’heures dans la paperasse chaque annéeAu-delà, la FMSQ se préoccupe des mesures de contrôle qui vont être associées au projet de loi. «Il y a la loi et comment elle va se vivre sur le plancher des vaches. Si un patient vient me voir avec un formulaire de son assureur pour le maintien de ses prestations d’invalidité, qu’est-ce que je vais faire? Et qu’est-ce que va faire le patient si je refuse de remplir son formulaire?» interroge le Dr Huong. La Fédération met ainsi en garde les parlementaires qu’il n’est pas de la responsabilité des cliniciens de signaler les contraventions à loi dont ils pourraient être témoins.Comme leurs homologues omnipraticiens, les médecins spécialistes nourrissent par ailleurs des inquiétudes quant au règlement d’application de la loi, prévu pour encadrer les exceptions aux règles qu’elle édicte. La FMSQ et la FMOQ veulent impérativement être consultées sur le contenu de ce règlement avant, bien entendu, qu’il ne soit publié dans la Gazette officielle du Québec. «Ne soyez pas inquiets de ça, on va vous consulter», leur a répondu Jean Boulet.Et les «no-show»!De son côté, la FMOQ rappelle que «personne ne souhaite être médecin pour ensuite consacrer plus de 25% de son temps à remplir de la paperasse. C’est même un des irritants qui a poussé des médecins de famille à quitter le réseau public.» Elle salue «donc l’initiative du gouvernement», tout en affirmant qu’elle ne permettra pas d’ajouter des centaines de milliers de rendez-vous médicaux additionnels, comme ce dernier le prétend.Quelque «70% des formulaires sont complétés par les médecins de famille le soir en surtemps, quand les enfants sont couchés, et les fins de semaine», avise le président de la Fédération, le Dr Marc-André Amyot. En réduisant le volume de formulaires, «on va améliorer la qualité de vie des médecins de famille et on va rendre la profession plus attractive», souligne-t-il en revanche.Quant aux rendez-vous médicaux libérés par l’interdiction de certaines consultations aux assureurs ou de billets d’absence de courte durée pour les employeurs, «ça ne va pas créer de nouveaux rendez-vous. Ça va juste permettre une utilisation pertinente et optimale de la plage (en question)», explique le Dr Amyot qui a proposé des bonifications au projet de loi.Celui-ci prévoit actuellement qu’un employeur ne pourra demander un document justifiant une absence pour des raisons médicales, et ce, pour les trois premières périodes d’absence d’une durée de trois journées consécutives ou moins, prises annuellement. La FMOQ suggère de porter ce seuil à cinq jours consécutifs, «comme l’a d’ailleurs fait la Nouvelle-Écosse il y a plus d’un an. Les médecins gagneront du temps en soins directs aux patients (et) les salariés n’ayant, par exemple, que des symptômes de rhume ou de grippe, ne seront plus obligés de se rendre dans des cliniques simplement pour obtenir une attestation médicale d’absence pour leur employeur», peut-on lire dans le mémoire de la Fédération.Le document souligne également que la RAMQ utilise un système de codification des médicaments d’exception qui fait en sorte que pour certains d’entre eux, le médecin n’a qu’à indiquer ce code sur une prescription plutôt que de devoir compléter un formulaire. «Il serait heureux que les assureurs privés adoptent un tel fonctionnement», juge la FMOQ qui invite par ailleurs les membres de la commission à s’intéresser à la question des «no-show». «On en comptabilisé 162 000 l’an dernier. On doit travailler ensemble pour enrayer ce fléau puisqu’il y a là un énorme potentiel pour améliorer rapidement l’accès à la première ligne», affirme le Dr Amyot en signalant que ces rendez-vous non utilisés ne le sont pas tous parce que le patient n’a plus besoin de consulter. «C’est donc dire que non seulement (ils) auraient pu être utilisés par d’autres patients, mais en plus, parmi les individus qui n’ont pas avisé de leur absence, certains devront obtenir un nouveau rendez-vous. Chaque rendez-vous compte.»

Charge administrative des médecins: du mieux, mais trop peu

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