Abus, violence, vide existentiel: ces blessures de l’enfance qui ressurgissent 50 ans après

La dépression est l’un des troubles mentaux les plus fréquents au Canada, touchant environ une personne sur huit au cours de sa vie. Si sa prévalence est bien documentée chez les jeunes et les adultes, elle demeurerait sous-diagnostiquée chez les aînés. Or, dans les cliniques de première ligne, aux urgences ou dans les pharmacies, les professionnels de la santé rencontrent régulièrement des personnes âgées aux prises avec des symptômes dépressifs qui peuvent avoir des conséquences majeures sur leur qualité de vie, leur morbidité voire même leur mortalité.Et si ces souffrances plongeaient leurs racines dans des expériences remontant à plus d’un demi-siècle? C’est l’hypothèse explorée par une équipe canadienne de chercheurs, qui signe l’une des premières études nationales à grande échelle sur le lien entre adversités infantiles et dépression à vie chez les personnes âgées. «Des événements survenus tôt dans la vie, comme des abus physiques ou sexuels, la violence familiale ou l’absence de sens existentiel, pourraient exercer une influence durable sur la santé mentale des personnes âgées», écrivent les auteurs.À lire aussi: Reconnaître le trouble de stress post-traumatique complexe, pour mieux le soignerLes chercheurs rappellent que la dépression est une affection fréquente dont il est impératif de mieux comprendre les facteurs de risque, surtout ceux qui échappent aux cadres habituels de dépistage. Ils notent aussi que les études antérieures sur le rôle des traumatismes infantiles ont été limitées à des cohortes restreintes ou à des méthodologies partielles. Pour combler cette lacune, l’équipe dirigée par Megha Goel, doctorante à l’Université de Toronto, a analysé les données du Projet CLSA (Canadian Longitudinal Study on Aging), l’un des plus importants suivis épidémiologiques canadiens sur le vieillissement.Une cohorte représentative de 3500 CanadiensL’étude, publiée dernièrement dans The Lancet Regional Health – Americas, repose sur un échantillon représentatif de 3 509 personnes âgées de 55 ans et plus, issues de la base de données CLSA. Les chercheurs ont croisé des indicateurs de santé mentale avec des variables auto-déclarées portant sur: les abus physiques ou sexuels vécus durant l’enfance; la violence domestique entre les parents ou adultes du foyer; la perception d’un manque de sens à la vie durant l’enfance.Ils ont ensuite mesuré l’association de ces facteurs avec la dépression à vie, telle que définie par les critères du Composite International Diagnostic Interview-Short Form de l’Organisation mondiale de la santé. Des analyses statistiques multivariées ont permis d’ajuster les résultats selon l’âge, le sexe, le statut socioéconomique et d’autres facteurs psychosociaux.Lire aussi: Six choses que mes pairs devraient savoir sur le traitement de la dépressionDes associations marquées avec la dépressionLes résultats sont sans équivoque. Les adversités infantiles sont fortement associées à un risque accru de dépression, même plusieurs décennies plus tard. Les personnes ayant subi des abus physiques dans l’enfance présentaient près de trois fois plus de risque de souffrir de dépression à vie (rapport des chances [odds ratio, OR] ajusté : 2,94 ; IC à 95% 2,27 à 3,81).En cas de violence domestique entre les parents ou les adultes du foyer, le risque doublait (OR: 2,04; IC à 95% 1,56 à 2,67).Les personnes ayant grandi avec le sentiment que leur vie manquait de sens voyaient leur risque de dépression multiplié par près de trois (OR: 2,77; IC à 95% 2,01 à 3,81).Le cumul d’adversités amplifiait le risque: ceux ayant subi deux types ou plus de traumatismes infantiles étaient plus susceptibles de rapporter un épisode dépressif majeur, comparativement à ceux n’ayant rapporté aucun antécédent.Les associations observées demeuraient significatives même après ajustement pour plusieurs variables confondantes, notamment l’âge, le sexe, le niveau d’éducation, le statut matrimonial, les conditions médicales chroniques et la solitude.« La force et la persistance de ces liens suggèrent que les adversités précoces ne sont pas simplement des marqueurs sociaux, mais des déterminants majeurs de la trajectoire de santé mentale », écrivent les auteurs en soulignant que «même après un demi-siècle ou plus, ces événements restent associés à une vulnérabilité psychologique accrue. »Ils précisent aussi que ces effets ne s’expliquent pas uniquement par les facteurs de stress actuels ou par l’isolement, mais bien par une vulnérabilité durable façonnée dès l’enfance.Lire aussi: Les problèmes de communication peuvent être le signe d'un trouble de la santé mentaleDes pistes concrètes pour la pratique cliniqueCes résultats invitent les cliniciens à adopter une approche plus nuancée face à la détresse psychologique des personnes âgées. Première recommandation: intégrer un dépistage des traumatismes précoces dans l’évaluation en santé mentale des patients de 55 ans et plus, notamment dans les cas de dépression persistante ou réfractaire.« Les cliniciens devraient considérer la possibilité que des expériences négatives de l’enfance puissent façonner la trajectoire de santé mentale, même à un âge avancé », plaide ainsi l’étude.L’équipe recommande également de porter une attention particulière au sentiment de sens et d’utilité sociale, un facteur modifiable souvent négligé dans la prise en charge. Des approches centrées sur la logothérapie, la pleine conscience ou les interventions intergénérationnelles pourraient s’avérer bénéfiques.Mieux vieillir… en tenant compte du passéEnfin, cette étude rappelle l’importance d’une approche interdisciplinaire en santé mentale des aînés – qui tienne compte non seulement des antécédents médicaux, mais aussi des trajectoires de vie. Comme l’indique Megha Goel dans la section discussion de l’étude, «le fardeau silencieux des traumatismes infantiles doit être reconnu comme un facteur de risque majeur pour la dépression chez les personnes âgées. Cela ouvre la voie à de nouvelles stratégies de prévention, d’intervention et de soutien à long terme.»Référence:Goel M, Fuller-Thompson E. Early-life adversities and lifetime depression in older Canadians: a population-based study. The Lancet Regional Health – Americas. Publié en ligne le 12 juillet 2025. https://doi.org/10.1016/j.lana.2025.100786

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