Abandonner ses patients à la retraite, un «modèle québécois» qui fait honte

Dans 10 mois, je prendrai ma retraite du bureau de consultation. J’ai fixé la date l’année passée, longtemps d’avance pour permettre à mes patients de se mettre en liste d’attente dans leurs guichets respectifs afin de se trouver un autre médecin de famille. Nous le savons: il faut au Québec des années pour s’en trouver un, puisque 40% des heures travaillées par les médecins de famille de la province sont en hôpital (versus 15-18% ailleurs au Canada). Cela provoque un vide immense en première ligne pour la prise en charge en cabinet, à domicile et en établissements de longue durée. Mon désir d’aviser mes patients longtemps d’avance a été encouragé par la RAMQ et les responsables de médecine de famille de mon territoire, des intervenants aidants et humains, préoccupés comme moi par les besoins de mes patients vulnérables. Mais ces gens de bonne volonté se sont révélés impuissants face aux règlements négociés par la FMOQ relatifs à la préretraite des médecins de famille, lorsque le transfert en bloc des patients à des jeunes médecins (un rêve) est impossible faute de relève. Le GAP fut créé juste avant les élections provinciales Juste avant les élections provinciales, plus d’un an avant la date de ma retraite du bureau, la presque totalité de mes patients, la plupart âgés et souffrant de maladies sévères, ont reçu une lettre annonçant qu’ils étaient désinscrits de ma prise en charge et qu’ils étaient désormais inscrits à un guichet de sans-rendez-vous GAP près de chez eux. Imaginez leur panique : alors que je suis encore disponible pour eux cette année, ils doivent aller dans un sans-rendez-vous GAP anonyme, sans continuité médicale, expliquer leurs 12 problèmes de santé à chaque médecin rencontré. Dans ces sans-rendez-vous GAP, ils doivent effectuer le suivi de leur cancer pulmonaire non traitable associé à leur insuffisance cardiaque progressive, le suivi de leur insuffisance rénale sévère associée à un début de démence et assurer l’équilibre complexe de leurs ordonnances sans cesse changeantes de 18 molécules interreliées. Comment exiger tout ceci d’un médecin GAP qui ne connaît pas le malade? Mes patients l’ont vécu: c’est impossible ou héroïque. J’ai vérifié avec la FMOQ la raison du transfert en bloc au GAP de mes patients un an avant mon départ, fait en catastrophe juste avant les élections, sans vérifier les vulnérabilités inscrites méticuleusement au guichet par mes patients. Je serais la fautive: on m’a reproché d’avoir avisé mes patients plus de trois à six mois avant mon départ du bureau! On m’a affirmé que notre «système» ne permettrait pas d’inscrire les patients vulnérables avant une retraite (faux, selon la RAMQ, il est permis de le faire jusqu’à deux ans d’avance tout en gardant son médecin). J’ai évidemment repris tous mes patients: quelle perte de temps pour le personnel débordé des guichets d’accès aux médecins de famille! Et toute une panique parmi mes patients qui anticipent avec anxiété les difficultés à se faire soigner l’année prochaine. Un syndicat a-t-il une responsabilité morale vis-à-vis de la population desservie? Je comprends que notre syndicat défende ses membres (nous) et non la population, mais il y a des limites à le faire. Il y a une limite à l’inhumanité, et nous la dépassons ces années-ci. Il y a une limite à faire passer notre intérêt au détriment des besoins de soins médicaux des grands malades: nous préférons au Québec la pratique hospitalière et celle du sans rendez-vous à la prise en charge? Soit. Mais qu’en est-il des besoins de suivi médical des personnes âgées malades qui nous ont payés par leurs impôts toute leur vie? Je comprends et défend la grande utilité des sans-rendez-vous GAP interprofessionnels pour des patients stables, des jeunes en santé et des patients qui n’ont besoin par exemple que d’un contraceptif, d’un hypoglycémiant ou d’un hypotenseur. Mais je suis sidérée que notre syndicat (et le gouvernement qui lui fait confiance) n’ait pas pris la peine de défendre l’évidente nécessité d’un suivi médical serré et personnalisé par un médecin de famille pour les malades complexes et instables, alors que la population québécoise est l’une des populations qui vieillit le plus vite au monde. La vision hospitalocentrée de nos décideurs et leur vision d’une première ligne médicale basée sur des visites de sans-rendez-vous, remplit nos urgences et occasionne beaucoup de souffrances. On me traite de naïve On me traite de naïve: «un syndicat de médecins de famille n’a pas à défendre les malades». Je crois qu’en 2023, une syndicalisation saine devrait le faire. Nous ne sommes plus à l’ère de Duplessis. On me traite de naïve: «un syndical de médecins de famille n’a pas à défendre la prise en charge médicale». Faux: celle-ci est la base de la médecine familiale à mon sens. Sans prise en charge médicale en première ligne des plus vulnérables, un système de santé s’effondre et coûte de plus en plus cher. On me traite de naïve: «un syndicat n’a pas à améliorer les conditions de pratique en cabinet, à domicile et en longue durée, pour faciliter la tâche de la prise en charge par les médecins de famille». Ce serait au gouvernement seul à le faire? Je ne crois pas: mon syndicat doit m’aider plus. Je ne parle pas ici de revenu, étant consciente combien les médecins de famille québécois sont mieux payés que partout ailleurs. Je parle de conditions de travail, de plaisir à travailler et de reconnaissance sur le terrain de ma prise en charge. On me traite de naïve: «les médecins de famille québécois ne seraient pas intéressés à suivre en continu leurs patients». C’est comme dire que l’infirmière préfère ne plus soigner! On forme des médecins de famille pour effectuer une suivi médical enrichissant au point de vue humain et très efficace au point de vue médical. Que dire du discours populaire actuel de nos syndicats, du Ministère et des ordres professionnels? Il est populaire de dire que les autres professionnels peuvent nous remplacer pour tout ou presque. C’est faux: on a besoin de médecins pour suivre les maladies sévères et complexes. Le dire est impopulaire. Il est populaire de dire que c’est aux patients et à leurs proches à se soigner, de «se prendre en mains». On ne meurt pas en santé: les personnes âgées ont plusieurs maladies complexes dans leurs dernières années de vie qui requièrent un suivi médical. Il est populaire de dire que le suivi personnalisé par un médecin de famille ne devrait plus être appelé «prise en charge», car ce terme ferait peur aux médecins. Sommes-nous si fragiles au Québec? Si notre syndicat améliorait véritablement nos conditions de travail, la prise en charge serait facilitée et appréciée (couper les formulaires d’au moins 80% y compris ceux longuissimes des instances gouvernementales, exiger de la santé publique qu’elle délègue les examens périodiques préventifs à des infirmières régionales dédiées (sein, col de l’utérus, colon, tension artérielle, etc.) comme il se fait ailleurs, faire comprendre aux médecins de famille qu’ils doivent engager à leurs frais des infirmières assistantes pour travailler en binôme pour déléguer le maximum de tâches. Leur revenu final serait augmenté, car les tâches non médicales, moins rémunérées, occupent huit à dix heures par semaine de notre temps. N’abdiquons pas devant le «manque d’infirmières»: le Québec est la province qui en compte le plus, mais les médecins de famille québécois, contrairement à leurs confrères canadiens, ne sont pas prêts à les payer malgré tous les avantages qui en découleraient. Par manque d’informations? Les médecins âgés en préretraite qui font de la gériatrie et des soins aux patients atteints de conditions chroniques majeures (à différencier des conditions chroniques mineures comme le diabète et l’hypertension non compliqués) sont bouleversés de voir leurs patients vulnérables référés aux GAP, alors que ces malades ont besoin d’un suivi médical personnalisé. Les règlements actuels de préretraite, alambiqués et inhumains, font fi de ces besoins. Collectivement, c’est une honte. Je pratique à Montréal, un territoire où les patients orphelins se comptent par centaines de milliers, une catastrophe médicale. Pourtant, les PREM de médecine familiale ont été coupés à Montréal depuis quatre ans pour être en partie redistribués dans les zones «450», des couronnes mieux desservies pourtant, et ce sans réaction notable de nos autorités syndicales. Pourquoi punir ainsi les patients montréalais? Parce qu’ils n’ont pas fait élire des députés CAQ? Parce qu’ils n’ont pas été capables de se trouver un médecin de famille lorsqu’ils ont déménagé hors de la région de mon GMF (70% de ma clientèle a déménagé pendant mes 40 ans de pratique)? Faut-il interdire aux patients de déménager pour avoir droit à un médecin de famille? Je constate depuis 2008 l’effritement de la prise en charge des patients les plus malades, essentiellement les personnes âgées Je termine ici en affirmant haut et fort, malgré les récentes décisions prises par nos décideurs, que la prise en charge de médecine familiale en cabinet, à domicile et en longue durée pour les grands malades, est une magnifique pratique médicale. On doit véritablement l’encourager. Priorisons les grands malades au lieu de les diriger dans des cliniques de sans-rendez-vous non adaptées à leurs besoins. Il en va de la survie de notre système de santé. Et bon courage aux vieux médecins en préretraite qui s’inquiètent de leurs patients! Vous n’êtes pas seuls: nous sommes de plus en plus nombreux.

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Derrière ce blogue:

la Dre Geneviève Dechêne

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