Trois souhaits pour la première ligne en 2023

2022 aura été une année charnière dans ma carrière de médecin de famille et de leadership au sein du réseau de la santé. Après plus de 15 années à occuper différents postes administratifs, dont les sept dernières comme chef de mon groupe de médecine de famille, j’ai décidé de prendre un «congé sabbatique» de gestion. Durée: indéterminée. À réévaluer tous les six mois. La pandémie aura finalement réussi à m’user. Déjà, depuis quelques temps, j’étais irrité par l’incapacité du réseau à fournir les conditions gagnantes pour permettre aux cliniciens de donner le meilleur d’eux-mêmes. J’arrivais toujours malgré tout à trouver des défis positifs et à rassasier mon profond désir de contribuer à une meilleure organisation des soins de santé en première ligne. Toutefois, dans les premiers mois de 2022, les irritants sont devenus trop nombreux et je ne ressentais plus en moi le moteur positif de changement qui m’habite généralement. Ayant perdu l’espoir d’un quelconque changement, il m’est apparu sage de prendre une pause pour me ressourcer en me concentrant sur ce que je sais faire le mieux: soigner les gens et enseigner. Cela me fait grand bien. Mon sourire a repris sa place et j’éprouve la même passion envers la médecine qu’à mes débuts en pratique comme médecin enseignant. Grâce à ce pas de recul, j’ai pu aussi réfléchir et j’ai identifié trois grands chantiers incontournables selon moi pour redonner aux cliniciens du terrain les outils nécessaires pour offrir une première ligne accessible et de qualité au Québec. Qui sait, dans quelques mois, je retrouverai le feu sacré et l’optimisme nécessaire pour faciliter un ou plusieurs de ces travaux essentiels selon moi. Mais je ne suis pas prêt. En attendant, je continue à me dévouer à mes patients et à mes étudiants en médecine, et j’en retire beaucoup de gratification. Laissez-moi tout de même vous présenter mes trois idées de chantier, formulées sous forme de souhaits 2023 pour notre réseau, ses travailleurs et ses usagers. Je souhaite voir le sujet de la pertinence gagner du terrain dans les discussions entre les citoyens, les gouvernements et les gestionnaires. Notre système de santé dispose de ressources limitées depuis des années. On le voit, les choses n’iront pas en s’améliorant; la pénurie de main d’œuvre et l’inversion de la pyramide démographique feront en sorte de diminuer l’offre et d’augmenter la demande de soins. Dans ce contexte, comment peut-on continuer à favoriser des changements politiques, comme encourager l’accessibilité «rapide et illimitée» des usagers inscrits à un médecin de famille? La ressource est rare, devenue spécialisée même, mais on continue de proposer des solutions qui permettent à certains usagers privilégiés (les inscrits) d’avoir un rendez-vous le jour-même au moindre mouvement intestinal inhabituel et au moindre malaise vague et passager. Depuis le déploiement de cette mesure, je me suis freiné dans mes nouvelles prises en charge au profit d’un accès illimité et facilité à mes patients inscrits. Le résultat jusqu’à présent? Augmentations des no-shows, plus de patients qui prennent un rendez-vous précocement au début d’une virémie et même des patients qui sont «auto-guéris» mais conservent leur rendez-vous «au cas où» ou «pour être sûrs». Personnellement, je trouve le travail plus léger, mais collectivement, c’est troublant quand on sait que plusieurs citoyens n’ont même pas de médecin de famille. L’époque du rendez-vous rapide sans filtre est selon moi révolue, dans un contexte où plusieurs autres professionnels de la santé peuvent répondre à des besoins de première ligne et où le médecin de famille est devenu une ressource limitée. Vous me répondrez que la solution est un triage des plaintes pour éviter cela. Certainement. Mais où voulez-vous prendre le personnel requis pour trier? Les infirmières GMF sont une espèce en voie de disparition ou, à tout le moins, en rotation constante. De plus, les systèmes automatisés de prise de rendez-vous ne permettent pas un tel triage et favorise l’accès rapide et facile aux dépens de la pertinence. Une des solutions à moyen et long termes dans la gestion de la rareté en première ligne consistera, selon moi, à faire du médecin de famille un expert des soins de première ligne. Accompagné d’autres professionnels de la santé pouvant très bien régler de multiples problèmes, le médecin de famille sera appelé à réserver son temps pour résoudre des situations cliniques de complexité grandissante. Dans ce contexte, ce n’est pas en dirigeant vers lui des accès adaptés 24h pour une fièvre précoce, une verrue ou un bouchon de cerumen qu’on y arrivera. Le coût-bénéfice ne sera alors clairement pas au rendez-vous. Bien sûr, un genre de Guichet d’accès première ligne au sein même des GMF pourrait régler ce problème, mais encore une fois, où trouver les ressources pour ce faire? Dans le même ordre d’idée, en situation de ressources limitées, il est grand temps d’accorder plus de place à des campagnes comme Choisir avec soin. Les patients et les organes administratifs exigent bien souvent des tests coûteux et à faible rendement comme la résonance magnétique pour les problèmes musculosquelettiques. Il est important d’outiller les cliniciens et d’informer la population sur le sujet. Investir dans la pratique éclairée, ce serait payant pour tout le monde! Je souhaite voir arriver enfin dans notre réseau une informatisation intégrée et au service des cliniciens. Je crois que c’est mon souhait le plus cher. Parce que c’est devenu mon irritant de pratique le plus important. La multiplication des plateformes incompatibles entre elles est un fléau qui gruge souvent plus d’énergie qu’autre chose, au profit des compagnies d’informatique qui ne semblent pas au service du citoyen ni des cliniciens. Le conseil numérique en spécialité est une idée géniale, mais pourquoi une nouvelle plateforme, un autre mot de passe? L’arrimage du conseil numérique aux dossiers médicaux électronique (DMÉ) est promis: il devrait arriver en même temps que l’abolition de la clé de DSQ, ce médium physique d’une autre époque. On met en place le conseil numérique en dermatologie… mais pas sur la même plateforme que les autres spécialités. Constat de décès électronique? Une autre plateforme… Communication intégrée entre les logiciels de gestion des pharmacies et les dossiers médicaux électroniques? vous rêvez en couleur. J’ai autant de mots de passe dans ma pratique médicale que dans toutes les autres sphères de ma vie combinées. Je me considère habile en informatique, mais je ne peux même pas m’imaginer ce que vivent mes collègues plus «expérimentés dans la vie» ou ceux qui sont allergiques aux ordinateurs. Vous avez sûrement déjà été témoin d’un collègue médecin de famille qui devance sa retraite en grande partie à cause d’un changement de dossier médical électronique. Certains CISSS contraignent des cliniciens à ces changements de DMÉ sans même évaluer les coûts indirects faramineux de telles mesures imposées par la loi qui régit les appels d’offres. On veut sauver des coûts? Mon œil… On fait rouler l’économie des entreprises informatiques. L’informatisation de notre réseau est devenue un monstre à 10 têtes. Ce n’est plus l’ordinateur au service de l’humain, c’est le professionnel de la santé au service de la machine à données. La clé DSQ oubliée à la maison et qui ralentit notre journée de pratique est devenue le symbole de cet aberrant système. Je passe à un autre souhait, sinon je vais me perdre ici, mais je prédis un jour un «scandale politique» de l’informatique en santé, pratiquement à la hauteur de celui de la commission Charbonneau sur les contrats publics en construction. Je souhaite voir des allègements bureaucratiques dans la pratique de la médecine familiale et des infirmières praticiennes spécialisées en première ligne. On entend souvent «À l’époque les médecins de famille voyaient beaucoup plus de patients». Eh, bien! j’ai une série de répliques à ça, préparez-vous bien. À l’époque, il n’y avait pas de formulaires de plus de 10 pages à remplir pour attester qu’un patient est éligible au transport adapté. À l’époque, il n’y avait pas de formulaire récurrent pour aider financièrement la famille d’un enfant atteint d’un trouble du spectre de l’autisme ou d’une déficience auditive (et qui seront malheureusement atteints toute leur vie du même trouble). À l’époque, le médecin de famille ne devait pas se déplacer au chevet du patient de l’infirmière praticienne spécialisée pour remplir un formulaire de CNESST et qu’elle souhaiterait plus que tout au monde remplir elle-même. À l’époque, il n’y avait pas trois ou quatre communications quotidiennes avec le pharmacien pour discuter de pénuries de produits pharmaceutiques… Je m’arrête? Bien sûr… mais la bureaucratie, elle, ne semble pas prête à cesser de gagner du terrain. Elle s’alourdit d’année en année sans qu’on entende aucun politicien ou décideur prendre l’engagement de tout faire pour la réduire. Je n’ai même pas abordé le sujet de la RAMQ qui relève directement du gouvernement… A-t-on déjà chiffré les coûts indirects liés aux échanges et traitements administratifs en lien avec les médications d’exception ou la facturation médicale? Cet organisme est rendu si complexe qu’il semble s’engloutir de lui-même. Bon voilà… je commence à rechuter dans le pessimisme organisationnel. Trop fragile encore. Pas prêt pour un «retour au travail». Heureusement, pour me garder de bonne humeur, je peux compter sur une équipe de collègues extraordinaires, sur des médecins résidents jeunes et dynamiques ainsi que sur mes patients, reconnaissants envers mes soins. C’est ce qui me permet d’apprécier encore, après toutes ces années, mon travail de médecin de famille. Avec ce «congé sabbatique de gestion», je pense pouvoir continuer à pratiquer longtemps encore.

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Derrière ce blogue:

Mathieu Pelletier

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