Temps partiel, recours aux agences, travail/études : « Un profond changement de culture s’opère sous nos yeux »

Le réseau de la santé doit tourner 24 heures par jour, 7 jours par semaine, 365 jours par an, mais ses artisans ont de moins en moins envie d’y consacrer du temps. Travail à temps partiel et recours aux agences privées notamment gagnent du terrain. Pas de panique, lance le chercheur-praticien Serge Gagnon1. « Prenons acte de ces changements et agissons en conséquence. »Comment définiriez-vous le moral des troupes dans le réseau ?Mi-figue, mi-raisin. Les individus aiment leur travail et, sauf exceptions, un bon climat règne dans les équipes. Les relations des professionnels avec les chefs d’équipe immédiats sont bonnes aussi. Mais ça bloque sur deux points. D’abord, les gens sont totalement débordés. Or, quand on est surchargé, on tend à s’isoler dans sa tâche et on perd de vue l’objectif commun. Ensuite, ils évoluent dans des organisations hypercentralisées où ils ne peuvent agir sur les contraintes de leur travail. Il est démontré que quiconque a le sentiment de ne pas avoir d’autonomie ou de marge de manœuvre ne verra pas plus loin que sa description de tâches.Qu’est-ce qui cloche alors ?Pour une part assez importante, la défaillance de l’environnement quotidien de soutien; elle résulte en droite ligne des diminutions massives de personnel dans les années 1990 et des fusions d’établissements. Ajoutons-y la lenteur désespérante pour régler les problèmes.Si on note un excès de microgestion au sommet (agences de santé surtout, MSSS), on déplore un « vide directorial » au milieu, si bien qu’il n’y a pas de lien entre les soignants de la base et leurs chefs de pratique. Est-il normal qu’il revienne au ministre d’intervenir sur la place publique parce que l’urgence d’un hôpital déborde ?Et le médecin, dans ce contexte ?Il saisit mal l’influence et la responsabilité qu’il a, ou pourrait avoir, pour améliorer le climat de travail. Les médecins ont un impact sur le climat psychologique, tout comme ce dernier en a un sur eux. Par exemple, les routines d’un médecin influent directement sur le travail des infirmières.Mais le médecin ne se voit pas, en général, comme un leader de personnel. Son comportement relationnel aussi est important. J’ai vu des médecins spécialisés en diagnostic mener une guérilla contre leur propre département. Il suffisait de parler aux secrétaires pour mesurer combien le climat de travail était pourri. Tel département de radiologie, m’a-t-on raconté, s’est presque vidé au complet, y compris de ses techniciens, à cause du comportement d’un seul médecin.Comment les médecins pourraient-ils améliorer le climat psychologique ?En cessant de considérer l’hôpital comme un instrument à leur service. Qu’ils le voient plutôt comme une communauté de praticiens – chacun avec son expertise – qui sont là pour aider les médecins à faire leur travail.Cela dit, je me demande s’il est possible d’envisager les relations médecins/administrateurs autrement que comme conflictuelles. Contrôle budgétaire et serment d’Hippocrate ou logique soignante et logique administrative doivent sans doute se vivre dans une saine tension dynamique pour que règne l’équilibre.Le nombre de postes vacants, le taux d’absentéisme et le roulement de personnel sont-ils des indices d’un « mauvais » climat de travail ?Souvent, mais pas forcément, car un profond changement s’opère sous nos yeux. On assiste à l’émergence de nouvelles valeurs au travail. Les jeunes de la génération Y n’ont plus, comme les baby-boomers, le sens de l’engagement institutionnel, de la loyauté à l’entreprise. Ils s’engagent plutôt dans des relations pour eux-mêmes. Les emplois dits « typiques » (à temps plein, avec statut de salarié permanent) et les avantages sociaux qui vont avec ne suffisent plus à les retenir. D’ailleurs, tôt ou tard, cela aura une incidence sur le taux de syndicalisation par exemple.Selon vous, y a-t-il vraiment une pénurie de soignants ?Dans quelques spécialités, oui, mais globalement, le réseau souffre plutôt d’un grave problème de rétention. Des professionnels, il en rentre, mais on ne les retient pas. On ne manque pas vraiment de soignants, mais ceux que nous avons ne se rendent plus autant disponibles qu’avant. La pénurie est aussi du côté du « temps disponible ». Le temps qu’une professionnelle donne en disponibilité est moins important qu’avant. Je pourrais aussi parler du phénomène travail/études, pour les jeunes infirmières.À l’Ordre des infirmières, 57 % des jeunes bachelières déclarent un statut à temps partiel. Ça vous étonne ?Non, cela illustre ce changement de valeurs, car la majorité de ces infirmières font désormais le choix de travailler moins. Ce n’est pas uniquement, comme on voudrait le faire croire, la faute des hôpitaux qui refusent d’ouvrir des postes permanents. De simple mesure de rationalisation budgétaire qu’il était au départ, le temps partiel est devenu un mode de vie pour un nombre croissant de personnes. Même des médecins en rêvent2.Faut-il s’inquiéter du recours accru aux agences privées ?Non, ces agences de personnel sont là pour rester. Elles répondent à des besoins bien réels qu’expriment les professionnels. Ne devrait-on pas plutôt imaginer que le phénomène va prendre de l’ampleur et voir comment on pourrait y faire face au mieux ? Mais le propre des institutions (hôpitaux, syndicats, ministères, etc.) est très souvent la rigidité et la lenteur d’adaptation. Il va falloir y mettre de la souplesse...Erreurs de médicationSerge Gagnon et son équipe ont étudié les erreurs de médication3 et la durée moyenne de séjour en lien avec le climat de travail. Ainsi, dans la composition des équipes d’infirmières auxiliaires de tel hôpital, la part de celles provenant des agences privées avait doublé en quelques mois, passant de 6 à 12 %. « Or, à mi-année, nous avions aussi observé un taux d’erreurs de médication égal au nombre total d’erreurs observées durant l’année précédente au complet. Y a-t-il un lien direct ? On peut se poser la question. »Les centres d’hébergement, poursuit M. Gagnon, connaissent par ailleurs souvent un paradoxe. Il devient de plus en plus difficile pour eux d’atteindre l’objectif tant recherché de créer un milieu de vie pour les aînés tout en composant avec un taux de roulement élevé de personnel. « Quand les collègues de travail ne sont que de passage, ça finit par jouer sur le moral de ceux qui assurent la permanence. »Le réseau sociosanitaire Plus gros employeur au Québec, avec 6,5 % de sa population active; 271 000 employés, dont 102 020 infirmières, infirmières auxiliaires et préposés aux bénéficiaires; 26 200 professionnels touchant une rémunération de la RAMQ (7790 omnipraticiens, 8300 médecins spécialistes, 2500 résidents, 1785 pharmaciens propriétaires, 3525 dentistes, 1245 optométristes); Recrutement de plus de 1500 personnes chaque mois; MSSS : 825 cadres, professionnels et fonctionnaires; RAMQ : 1560, plus les employés des 13 autres organismes-conseils qui relèvent du ministre; Environ 1500 cadres de plus, en chiffres nets, depuis 2003. Parmi eux, quelque 550 cadres cliniques. La hausse du nombre de cadres est sensiblement la même qu’il y a 10 ans; Dans les années 1970, pour chaque départ à la retraite, deux à trois personnes entraient sur le marché du travail. Aujourd’hui, c’est du un pour un.Source : AQESSS.Ph. D., spécialiste de la psychologie du travail et de la communication organisationnelle. Directeur associé du Centre de recherche et d’intervention en santé des organisations (CRISO), affilié au Centre universitaire de santé McGill. Il a analysé une base de données de 35 000 questionnaires recueillis durant cinq ans auprès des soignants et du personnel auxiliaire de 20 établissements de santé québécois.Le nombre d’heures travaillées par les médecins québécois est le plus bas au Canada (sondage national des médecins, AMC, 2007).Selon l'étude de Serge Gagnon, on peut prédire 40% de la variabilité du taux moyen d'erreurs de médication en connaissant le score aux indicateurs du climat de travail liés au rôle (clarté, conflits et charge de travail).Retour à l'index du dossier «Colloque sur le climat de travail»

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