Sain découragement

Chaque printemps, quand j’ouvrais le chalet, c’était la même affaire: il y avait un tuyau qui avait pété pendant l’hiver. Dès que j’actionnais la pompe, ça se mettait à couler quelque part dans la maison, souvent dans le sous-sol ou dans un racoin, une fois même dans la garde-robe. Comment cela était-il possible? J’avais pourtant tout fait pour éviter la catastrophe: à l’automne, avant d’hiverniser, j’avais bien éteint la pompe et vidangé toutes les canalisations. Ah! Non. Un autre job de tuyau… Avez-vous déjà soudé des tuyaux de cuivre? Ce n’est pas un cadeau! On a beau avoir drainé et asséché toutes les conduites, avoir rigoureusement mesuré, coupé et nettoyé les pièces, avoir appliqué la pâte à soudure et chauffé correctement le tuyau pour que le plomb s’émisse à l’enture, dès qu’on ouvre la valve… ça coule! Invariablement. Parfois en fin jet, parfois au goutte-à-goutte, mais dans tous les cas de manière intolérable. Comment ça…?! Ce qui fait qu’on s’y remet. Deux, trois, quatre fois, même. Chaque nouvelle tentative entrecoupée d’une série d’exutoires – genre litanie ecclésiastique. Faut croire que tous les Saints du ciel ne sont d’aucune aide, y compris St-Judes grand patron des causes désespérées, lorsqu’il s’agit de colmater les fuites d’eau. Jusqu’à ce que le découragement nous gagne. Un genre de découragement profond. Comme si on n’était bon à rien. Comme si on était nul. Comme quand les hamsters prennent le contrôle de notre être et de notre existence, et nous lessivent. «Pourquoi tu n’appellerais pas le plombier», me disait alors ma fiancée. — C’est ça… je vais aussi appeler le jardinier pour arracher les mauvaises herbes, le cuisinier pour me faire à déjeuner et l’électricien pour changer l’ampoule qui est brûlée dans l’entrée…!» C’est un chalet que j’ai… pas un trou noir stroboscopique! Qui, parmi nous, n’est pas enclin au découragement? Qui, quand les choses vont mal, n’a pas tendance à se décourager? En médecine, il arrive assez souvent que les choses aillent de travers. Déjà que la plupart des médecins travaillent sous pression: des bureaux remplis à capacité, des salles d’attente qui débordent, des demandes incessantes pour en faire davantage, l’accès adapté, le calcul des taux de fidélisation et d’assiduité, les demandes répétées de prise en charge. Le Guichet qui explose. Les patients ou les proches qui demandent si l’on ne pourrait pas s’occuper de leur monocle ou de leur matante. Et puis, les patients eux-mêmes, souvent exigeants, qui chialent, qui sont insatisfaits ou qui vous évaluent sur «Rate My doctor», à la face de tout le monde sans que vous n’ayez un seul mot à dire. Et puis, les rapports à vérifier qui s’accumulent. Sans compter les exigences en maintien de DPC. Et les organismes de contrôle qui vous surveillent de loin et qui vous ont à l’œil, et qui peuvent débarquer n’importe quand sous n’importe quel prétexte, connu ou inconnu. Auxquelles situations s’ajoutent les irritants ponctuels et les aléas quotidiens: l’ordinateur qui ne fonctionne pas (tu viens de perdre ta note!), les demandes impromptues de changement de mot de passe qui surviennent toujours dans les moments les plus inopportuns. Le Dossier médical électronique qui tombe en panne quand tu en le plus besoin. Le prescripteur électronique qui bogue. La clé DSQ que t’as oublié à la maison. La souris qui est morte. L’imprimante qui ne répond pas. Quelqu’un qui t’a emprunté ton marteau à réflexe en négligeant de te le rendre. La bonbonne à azote liquide qui est introuvable. Le pharmacien qui te dit qu’il manque tu ne sais plus trop quel code pour que le médicament soit remboursé. Tout un chacun – la SAAQ, la CNESST, les assureurs, les employeurs, les organismes publics et parapublics – qui te fait remplir plein de formulaires interminables, parfois même en double, car le premier certificat que tu as rédigé ne faisait pas l’affaire. Alors que quand c’est toi qui demandes quelque chose, ce n’est jamais la bonne réquisition, le bon formulaire, la bonne couleur ou le bon écouvillon. On refuse tes demandes de CRDS sous prétexte qu’il manque ceci ou cela. Tu dois compléter les longs formulaires de la RAMQ pour les médicaments d’exception où on te pose plein de questions futiles (quels autres médicaments ont été prescrits, depuis quand, et patati et patata). Et puis, ton conjoint qui te dit que tu n’es jamais là, que tu n’es pas assez présent pour les enfants. Et tes amis qui te délaissent. Et, comble du malheur, t’as pogné un ticket ce matin en venant au bureau. Assez…assez, c’est assez! Or, aussi paradoxal que cela puisse sembler, je prétends que le découragement est sain. Que c’est une réaction tout à fait normale. Comme si le découragement (je ne parle pas ici d’épuisement professionnel ni de dépression) était un disjoncteur sur un circuit électrique surchargé. Un mécanisme de protection de notre système mental débordé qui intervient avant que cela ne pète. Un signal d’alarme. Je vous entends répliquer: «C’est bien beau tout cela, mais on fait quoi quand on est découragé? Je ne le sais pas! Car si je le savais, ça ferait longtemps que je l’aurais mis en pratique. Mais, de grâce, ne me sortez pas vos éternels lieux communs et vos conseils bidons: Essaie de relaxer; Fais du sport; Prends des vacances; Va à Columbus ou à Godmanchester; Respire par le nez; Take it easy; Lâche prise; Fais de la méditation; De la pleine conscience; De la TCC peut-être? Et quoi d’autre encore… Je veux bien, moi, mais pour l’heure, au cas où ne l’auriez pas remarqué, ça coule, bon! Et pas à peu près. En revanche, ce que je sais, c’est que quand un «breaker» saute, ça ne sert à rien de le remettre – il sautera à nouveau. Je sais aussi que le temps finit par arranger les choses (même si cela peut sembler inconcevable au cœur de la tourmente, tout finira par passer). À preuve, j’étais assis sur la galerie du chalet à admirer les vagues qui s’amusaient avec le vent en me disant que l’épisode des tuyaux pétés était résolu depuis bien longtemps. Qui l’eut cru?

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Derrière ce blogue:

Roger Ladouceur

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