Ruptures d’approvisionnement de médicaments: à quand l’action?

Les ruptures d’approvisionnement de médicaments constituent un casse-tête quotidien pour les professionnels de la santé, qui mettent tout en œuvre afin d’éviter que les patients subissent les contrecoups de ces pénuries. Le phénomène est documenté, les solutions sont connues, mais la réelle coordination des acteurs en jeu n’est pas au rendez-vous.Lorsque la patiente de la Dre Jacalyn Duffin n’a pu obtenir le médicament antinauséeux dont elle avait besoin en novembre 2010, l’hématologue ontarienne a appelé le pharmacien communautaire pour lui faire savoir son mécontentement.La Dre Duffin, qui est également professeure émérite d’histoire de la médecine à l’Université Queen’s, avait bien raison d’exprimer sa colère. Sa patiente de 50 ans avait cessé sa chimiothérapie faute d’obtenir ce médicament qu’elle prenait contre les nausées provoquées par le traitement. Il était en rupture d’approvisionnement.« Je trouvais l’histoire de ma patiente tellement triste. Ma conversation avec le pharmacien m’a cependant fait me rendre compte que ce sont les pharmaciens qui gèrent ces pénuries et, souvent, annoncent les mauvaises nouvelles aux patients », dit-elle, faisant amende honorable envers lui.En mémoire de cette rencontre avec cette patiente, la Dre Duffin a créé en 2011 le site Canadian Drug Shortage (canadadrugshortage.com), où elle documente avec une minutie de moine une foule d’informations, de nouvelles et de témoignages concernant les pénuries et les ruptures d’approvisionnement de médicaments.La Dre Duffin a mis sur pied son site Internet pour chercher à comprendre d’où viennent ces ruptures et identifier des solutions pour qu’elles cessent. « Je ne crois pas que l’on puisse prévenir un problème si on ne maîtrise pas bien la compréhension de ses causes. »Les plus récentes données colligées par le pharmacien Jean-François Bussières, chef du département de pharmacie du Centre hospitalier universitaire Sainte-Justine, montrent que le nombre de ruptures ne va pas en diminuant. Selon ces données, tirées du registre de déclaration obligatoire de l’industrie pharmaceutique, il y a eu plus de 2000 ruptures d’approvisionnement au Canada, dont environ 600 concernant des produits dédiés au milieu hospitalier, entre le 1er septembre 2016 et le 31 août 2017. Ces ruptures ont duré en moyenne 113 à 118 jours. Des chiffres qui ressemblent à ceux des années précédentes. « On frôle souvent la catastrophe mais, de peine et de misère, les pharmaciens réussissent toujours à sauver la situation. »Bertrand Bolduc, président de l’OPQDes rapports empoussiérés Les pénuries et ruptures d’approvisionnement ont fait l’objet d’une attention certaine depuis plusieurs années. Or, comme le phénomène est complexe, qu’il touche de nombreux acteurs du circuit du médicament et qu’il dépasse les frontières québécoises et canadiennes, il est difficile d’agir. « On travaille trop en silo présentement pour qu’une réelle concertation soit possible », constate la Dre Duffin.En 2012, le Comité de travail sur les ruptures d’approvisionnement en médicaments avait esquissé plusieurs solutions. Formé de représentants de l’Ordre des pharmaciens du Québec (OPQ), du Collège des médecins du Québec (CMQ), de l’Association des pharmaciens des établissements de santé du Québec (APES) et de l’Association québécoise des pharmaciens propriétaires (AQPP), il avait accouché d’un rapport mettant de l’avant plusieurs recommandations afin d’endiguer le problème des ruptures d’approvisionnement de médicaments au Québec et au Canada.« Le phénomène doit maintenant être abordé comme un problème majeur de santé publique », écrivent les membres du Comité.Également, en 2012, le Comité permanent de la santé du Parlement du Canada a publié son propre rapport sur le sujet. Sept recommandations y étaient présentées.Or, bien que certaines recommandations contenues dans ces deux rapports aient été suivies, comme celle de mettre sur pied un registre de déclaration obligatoire des ruptures d’approvisionnement par les fabricants, plusieurs n’ont jamais été mises en place. C’est le cas, notamment, de la création d’une liste de médicaments essentiels, telle que celle que l’on retrouve dans d’autres pays et dont s’est dotée l’Organisation mondiale de la Santé en 1977.D’autres recommandations sont aussi restées lettre morte. Comme celle d’exiger des fabricants l’émission d’un préavis d’un an lorsque ceux-ci veulent mettre fin volontairement à la production d’un médicament. Ou encore celle d’obtenir l’accord des autorités avant de cesser la production d’un médicament essentiel ou à source unique.Ruptures récentes• Mini-sacs de soluté (NaCl 0,9 %/dextrose 5 %) et tubulures (Baxter)• Dopamine (Baxter)• Bicarbonate de sodium injectable (Pfizer)• Épinéphrine – norépinéphrine (Pfizer)• Vinorelbine (Fresenius)• Pipéracilline et tazobactam (Sandoz et Teva)• Lorazépam (Sandoz)Source : Groupe d’approvisionnementUn casse-têteFace aux ruptures, les professionnels de la santé doivent modifier sans cesse leurs protocoles cliniques afin que les patients reçoivent la même qualité de soins.« On frôle souvent la catastrophe mais, de peine et de misère, les pharmaciens réussissent toujours à sauver la situation », constate le président de l’OPQ, Bertrand Bolduc.« Ce qui m’inquiète le plus, ce sont les types de médicaments en pénurie, poursuit François Paradis, président de l’APES et chef du département de pharmacie du CISSS du Bas-Saint -Laurent. Il y a de plus en plus de ruptures d’approvisionnement de médicaments essentiels, utilisés dans des secteurs comme les soins critiques. »Jean-François Bussières doit, lui aussi, gérer les ruptures d’approvisionnement sur une base quotidienne. Plusieurs centaines d’heures doivent être consacrées chaque année par les membres de son équipe à trouver des solutions aux ruptures. « C’est davantage de travail pour tout le monde. Dans chaque établissement, ce sont des centaines de professionnels qui sont touchés par les changements que nous apportons aux protocoles. »Les coûts indirects des ruptures sont énormes mais difficiles à mesurer, note Jean-François Bussières, qui a supervisé de nombreux travaux visant à mieux documenter le phénomène des ruptures d’approvisionnement de médicaments au Québec et au Canada.Les effets indésirables que subissent des patients par les changements dans leur médication sont, eux aussi, difficiles à mesurer. Selon Jean-François Bussières, les formulaires dédiés à la description des incidents et accidents survenus lors de la prestation des soins et services de santé au Québec ne permettent pas vraiment d’établir un lien direct entre une pénurie de médicaments et un événement survenu chez un patient. Une information pourtant cruciale.Une affaire commercialeLes causes des ruptures d’approvisionnement sont variées et peuvent survenir à différentes étapes du circuit du médicament (voir image ci-dessous).L’une des causes les plus évidentes des ruptures d’approvisionnement est liée à la nature commerciale du secteur du médicament. Les compagnies pharmaceutiques arrêtent la production de certains médicaments au profit de nouvelles molécules pour lesquelles elles peuvent obtenir de plus grandes marges de profits. Elles peuvent aussi décider de prioriser un marché plus lucratif au détriment d’un autre.Comme les pénuries touchent davantage les médicaments génériques que les médicaments brevetés, les ruptures pourraient être en partie causées par le désir des gouvernements d’obtenir des prix plus bas pour les médicaments.Les ruptures peuvent être causées par des problèmes liés à la chaîne de production. En 2012, une pénurie de médicaments injectables provoquée par des problèmes de production de l’usine de Sandoz, à Boucherville, ont causé bien des inquiétudes. Relevant des lacunes dans la chaîne, la Food and Drug Administration des États-Unis avait exigé que Sandoz fasse des correctifs immédiats. Comble de malchance, un incendie avait frappé l’usine quelques jours plus tard, ralentissant davantage le retour à la normale.Une autre cause de ruptures possible : un effet domino qui survient lorsqu’une rupture chez un fabricant entraîne une demande accrue chez son concurrent.Cinq recommandations de 2012Mise en place d’une vision nationale et d’un plan d’action en matière de médicaments essentiels.Une loi doit contraindre les fabricants à publier un préavis d’un an lorsqu’ils veulent mettre fin à laproduction d’un médicament.Le ministre doit désigner une entité ayant pour mandat de coordonner la gestion des ruptures.Les contrats d’achat et les ententes de remboursement doivent comprendre non seulement des incitatifs à ’approvisionnement continu mais aussi des pénalités pour les ruptures.Les politiques gouvernementales doivent comporter des incitatifs à produire les médicaments en rupture d’approvisionnement ou moins rentables.Source : Les ruptures d’approvisionnement en médicaments : un enjeu de santé publique qui nécessite des actions concertées, rapport conjoint de l’OPQ, du CMQ, de l’APES et de l’AQPP, 2012.Appel au leadershipMalgré la taille du défi que représente le contrôle des pénuries et des ruptures d’approvisionnement, ainsi que les quelques mesures déjà prises, Bertrand Bolduc souhaite que les gouvernements et les différents acteurs du circuit du médicament fassent preuve d’un plus grand leadership.Il aimerait notamment que l’information sur les ruptures d’approvisionnement circule plus rapidement, voire qu’elle soit disponible en temps réel. Même si le gouvernement du Canada a rendu obligatoire en 2017 la déclaration des pénuries et des cessations de vente de médicaments, il est difficile de trouver rapidement l’information, note-t-il.Pour pallier cette difficulté, les pharmaciens se tournent bien souvent vers des groupes de discussion fermés, créés à titre individuel par des professionnels, sur Facebook notamment.Or, pour le leadership politique, ça augure plutôt mal. Profession Santé a cherché à obtenir le point de vue de la ministre fédérale de la Santé, Ginette Petitpas Taylor, et du ministre québécois de la Santé et des Services sociaux (MSSS), Gaétan Barrette, sur le sujet. Les réponses sont plutôt venues de fonctionnaires des deux ministères.Santé Canada répond que « résoudre le problème complexe des pénuries de médicaments est une responsabilité multilatérale qui exige une action concertée de la part des provinces, des territoires, des fabricants, des distributeurs, des praticiens et du gouvernement fédéral ». Le Ministère ajoute qu’il « contribue à la création de conditions réglementaires qui réduiront certains des facteurs susceptibles d’entraîner des pénuries de médicaments ».Quant au MSSS, il a rappelé qu’il est membre du comité pancanadien sur les ruptures d’approvisionnement afin d’interpeller les fabricants lorsqu’on craint des ruptures et de mettre en place les mesures appropriées. Le ministère québécois dit aussi être « en contact étroit avec les chefs de départements de pharmacie associés aux trois groupes d’approvisionnement en commun afin de coordonner les échanges et les actions » et compte sur un autre comité des partenaires, dont l’OPQ et le CMQ, pour suivre l’évolution de la situation.Pourtant, le ministre dispose de l’article 60.0.5 de la Loi sur l’assurance médicaments du Québec qui lui permet d’agir en suspendant l’application de toute convention d’approvisionnement préférentielle d’un médicament s’il constate que la quantité disponible se raréfie et qu’il y a un risque sérieux de rupture. Le fabricant ou le grossiste visé est alors tenu d’approvisionner tout pharmacien qui lui en fait la demande. Or, le ministre n’aurait jamais eu recours à ce mécanisme.Pour Jean-François Bussières, il est difficile de discuter publiquement de cet enjeu sans créer un mouvement de panique. « Il faut éviter d’alerter la population avec des nouvelles sensationnalistes, mais, en même temps, cela a comme effet négatif de ne pas montrer que c’est un problème sérieux. »D’autres solutionsDepuis la crise qui a secoué Sandoz Canada en 2012, l’entreprise a mis en place plusieurs mesures afin de minimiser les risques de nouvelles ruptures d’approvisionnement, explique Christian Ouellet, directeur des Affaires gouvernementales. Elle a notamment un système beaucoup plus précis d’allocation des médicaments selon les besoins de ses différents clients.François St-Cyr, directeur des opérations du Groupe d’approvisionnement en commun de l’Est du Québec (GACEQ), explique que les trois groupes d’achats québécois de médicaments pour les hôpitaux ont également mis en place des mécanismes d’allocation leur permettant d’assurer que tous les établissements de santé reçoivent les médicaments dont ils ont besoin en cas de pénuries.François Paradis et Jean-François Bussières conseillent à leurs collègues d’accroître progressivement leurs inventaires de certains médicaments afin d’éviter de se retrouver devant trop peu d’options si une rupture survient. « Comme je connais l’historique des besoins en médicaments de l’hôpital, je suis le mieux placé comme pharmacien pour déterminer les inventaires que je dois garder », soutient Jean-François Bussières, qui préside le comité des pharmaciens de SigmaSanté, l’un de ces trois groupes d’achats.Une directive ministérielle publiée à la fin de 2017 conseillait aux départements de pharmacie d’avoir suffisamment d’inventaires de médicaments critiques pour un mois. Jean-François Bussières parle plutôt de monter cette réserve à deux ou trois mois.François Paradis ajoute qu’il faut favoriser la double adjudication dans les appels d’offres de médicaments afin de garantir qu’il y ait un deuxième fournisseur d’un même produit. Mais la Loi sur les contrats des organismes publics, qui régit l’octroi de contrats publics tant pour la construction d’une route que pour l’approvisionnement de médicaments, ne la permet pas. Les groupes doivent, dans ce cas, demander une dérogation au Conseil du trésor.François Paradis aimerait aussi que le Programme d’accès spécial (PAS) de Santé Canada, qui permet aux médecins qui traitent des patients atteints de maladies graves ou mortelles d’accéder à des médicaments non disponibles sur le marché canadien, soit adapté afin d’offrir une option supplémentaire pour éviter certaines ruptures.Comme elle le documente dans son site Internet, la Dre Jacalyn Duffin propose également qu’une entité gouvernementale produise certains médicaments. Elle mentionne qu’un groupe d’hôpitaux américains envisage de commencer à fabriquer certains des médicaments dont il a besoin.Puisque de nombreux médicaments sont aujourd’hui fabriqués à l’extérieur du pays, Jean-François Bussières évoque l’idée que des mesures soient prises afin de garantir la protection de ce qu’il appelle « la souveraineté pharmaceutique du Canada ».Pour venir véritablement à bout des pénuries de médicaments, François Paradis souligne qu’il faudra avant tout prendre conscience que les médicaments ne sont pas des produits comme les autres et que la problématique nécessite donc d’être prise davantage au sérieux. « À partir du moment où il y a un risque pour nos patients, la situation est inacceptable et des actions doivent être prises. »

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