Polymédication: huit, le nombre où le risque bascule

Chez les aînés québécois, la liste de médicaments s’allonge souvent au fil des années. Antihypertenseurs, hypolipémiants, antidiabétiques, psychotropes, antalgiques… On ajoute, on ajuste, on superpose. Et parfois, les traitements finissent par se retourner contre ceux qu’ils sont censé protéger. Ce constat anime depuis longtemps les réflexions de la professeure titulaire à la Faculté de pharmacie de l’Université Laval, Caroline Sirois. «La polypharmacie, ça reste un de mes dadas de recherche et un de mes chevaux de bataille», confesse la chercheuse en pharmaco-épidémiologie. Son objectif est simple: «On aimerait bien que ces enjeux soient moins présents et qu’on ait des thérapies plus optimales.»Un de ses doctorants, le pharmacien Alexandre Campeau Calfat, vit ce défi au quotidien derrière le comptoir. «Ce sont des patients que je vois tous les jours», affirme-t-il. Or, selon lui, «il ne faut pas banaliser le nombre de médicaments. Ça peut vite débouler et faire du tort, alors que le but, c’est de faire du bien.»Jusqu’ici, la plupart des travaux définissaient la polymédication à partir de cinq médicaments. Un seuil hérité d’études australiennes menées dans des contextes très différents, sur de petites cohortes qui ont été reprises presque par automatisme, sans certitude que ce seuil soit le plus pertinent aujourd’hui au Québec.«On s’est demandé s’il n’y aurait pas un seuil plus juste pour cibler les personnes qui ont vraiment besoin d’une révision de la médication, plutôt que de réviser les dossiers de tout le monde», explique Alexandre Campeau Calfat. Pour y répondre, les chercheurs ont analysé les données de plus de 1,4 million d’aînés vivant dans la communauté et assurés par le régime public d’assurance médicaments. L’idée était de vérifier si un nombre précis de médicaments permet de mieux prédire les complications liées à la pharmacothérapie - celles qui amènent un patient à retourner à l’urgence ou qui accélèrent son déclin. Et de voir si un simple repère numérique pouvait aider les cliniciens à intervenir plus tôt, plus juste.Les résultats de l’étude, publiés dernièrement dans Journal of Applied Gerontology, confirment que chaque ajout compte. Dans la cohorte étudiée, chaque médicament additionnel s’accompagnait d’une hausse mesurable des complications avec plus 8% de probabilité de visites fréquentes à l’urgence et plus 6% de risque de décès dans les douze mois. Et ce, peu importe les maladies chroniques en arrière-plan. «Chaque fois qu’on ajoute un médicament, on augmente le risque, rappelle le doctorant. Ça vaut la peine de s’arrêter et de se demander si tout est encore nécessaire.»Le nombre où le risque basculeUn seuil ressort toutefois clairement des analyses: huit médicaments. À partir de ce nombre, les risques s’accentuent et les interventions de déprescription gagnent en pertinence. Selon Alexandre Campeau Calfat, dès que le compteur atteint huit, les drapeaux rouges se lèvent et «il y a de bonnes chances de trouver quelque chose de potentiellement problématique dans la médication». Sa directrice de thèse acquiesce, avec nuance. «Dans le lot, il y a potentiellement des médicaments inappropriés. Mais ça dépend toujours du contexte et des objectifs de traitement.»À lire aussi: Un panel international dresse la liste des cascades de prescriptions potentiellement inappropriéesBouche sèche, constipation, confusion, troubles visuels… Chez les aînés, bien des symptômes attribués au vieillissement peuvent en réalité provenir des médicaments. Plusieurs d’entre eux bloquent un neurotransmetteur essentiel, l’acétylcholine, augmentant la vulnérabilité cognitive. «C’est la somme des propriétés anticholinergiques de chaque médicament qui compose le fardeau anticholinergique», explique Alexandre Campeau Calfat, avant que Caroline Sirois ne souligne que ce fardeau «est encore trop sous-estimé» et «passe un peu sous le radar».Traiter plusieurs maladies chroniques à la fois, c’est devenu la norme chez la plupart des aînés. Et les lignes directrices poussent souvent à «ajouter un médicament par-dessus un autre» pour prendre en charge chaque problème, observe Alexandre Campeau Calfat. «On vit dans un système où on veut tout le temps escalader les thérapies», dit-il. Le médicament devient alors la solution rapide, parfois la seule remboursée. «On croit souvent que c’est la solution magique», renchérit Caroline Sirois.Des soins encore trop en silosÀ cela s’ajoute une organisation encore trop cloisonnée. «On prescrit en silo», indique la chercheuse. Et quand plusieurs spécialistes interviennent, «à un moment donné, personne ne veut toucher à rien», poursuit-elle. Certaines ordonnances se construisent ainsi couche par couche, sans chef d’orchestre. Et pour les personnes sans médecin de famille, les consultations aux urgences s’ajoutent à la liste… avec de nouvelles prescriptions, souvent sans suivi.Au demeurant, réduire la médication, c’est plus difficile que d’en ajouter. «On forme beaucoup pour prescrire… beaucoup moins pour déprescrire», constate Caroline Sirois. Et le système ne facilite pas l’exercice. «Si je passe une heure à tout réviser et qu’au final tout est correct, je ne suis pas rémunéré pour ça», souligne Alexandre Campeau Calfat. Résultat: des thérapies qui s’accumulent, faute de temps… ou de reconnaissance financière.Pour aller plus loin: Quand les médicaments deviennent maltraitance: temps de passer à l’action! (MedActuel)Ce seuil de huit médicaments n’a rien d’un couperet. Il sert avant tout à repérer les ordonnances qui méritent un second regard, sans se substituer au jugement clinique. «Il faut se poser des questions, même à huit, même si certains prescripteurs peuvent se dire: “on en voit plein qui ont bien plus de médicaments”», souligne Alexandre Campeau Calfat. Derrière un chiffre, il y a toujours une trajectoire, des objectifs, une conversation avec le patient.Chaque molécule de trop finit par coûter — en effets indésirables, en visites à l’urgence, en ressources qui s’épuisent. «Le système ne peut pas payer tout à tout le monde pour tout le temps», souligne Caroline Sirois. À l’heure où les médicaments se multiplient et se spécialisent, le meilleur ajout est parfois un retrait.RéférencesCalfat AC, Turner JP, Simard M et coll. Polypharmacy Thresholds that Best Predict Emergency Room Visits and Mortality in Older Adults: A Population-Based Study in Québec, Canada. J Appl Gerontol. 28 octobre 2025:7334648251391524. OI: 10.1177/07334648251391524Calfat AC, Gosselin M, Sirois C. Billing Deprescribing Interventions: Portrait of an Initiative in Québec, Canada. Basic Clin Pharmacol Toxicol.Juin 2025;136(6):e70050. DOI: 10.1111/bcpt.70050

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