Plaidoyer pour abolir la médecine familiale

La semaine dernière, j’ai participé à un exercice organisé par mon association régionale pour repenser la médecine familiale et la prise en charge. On y a travaillé en petits groupes afin de trouver ensemble des solutions pour dénouer les différentes impasses qui secouent notre profession (manque d’attractivité, retraites accélérées, attente sur les guichets de première ligne, etc.) Dans mon groupe, deux médecins omnipraticiens (qui ne se considéraient pas médecin de famille) ont pris tour à tour la parole pour verbaliser des positions surprenantes. L’un, ayant exercé la médecine d’urgence toute sa carrière, se plaignait de ne jamais s’être senti représenté par sa Fédération. Après avoir «salué» le travail de ses collègues faisant de la prise en charge, il a expliqué qu’il ne concevait pas, dans les faits, qu’on puisse, en 2024, être en mesure de «tout soigner» et d’être «bon dans tout». J’ai fini par comprendre que dans son modèle de système de santé modernisé, le médecin de famille ne devrait probablement plus exister, la science étant devenue trop avancée. Seuls les spécialistes (en particulier les urgentologues, bien sûr) pouvaient offrir de vrais soins de qualité. Quant aux soins ambulatoires, pour un même patient, le cardiologue s’occuperait de la maladie athérosclérotique pendant que le gériatre prendrait soin de la démence et que le pneumologue soignerait la maladie pulmonaire obstructive chronique. Un peu abasourdi par cette position et à peine remis de mes émotions, son collègue a enchaîné. En fin de carrière, il a délaissé sa pratique polyvalente parce que lui aussi trouvait important d’être «compétent». Il s’est alors consacré aux soins des problèmes musculosquelettiques. De son discours, je comprenais que les patients aux prises avec de la gonarthrose étaient «en droit» d’être pris en charge par des médecins en mesure d’infiltrer sous échographie, puis par l’orthopédiste, si la chirurgie s’imposait. Jeudi dernier, je lisais mes nouvelles numériques comme à chaque lever de soleil. Le ministre de la Santé annonçait en grande pompe la possibilité pour les IPSPL, en particulier celles qui exercent dans des cliniques sans médecin, d’inscrire des patients en leur nom. À lire aussi: Québec autorise les IPS à inscrire des patientsQu’on ne s’y méprenne pas, j’ai toujours trouvé que l’inscription obligatoire à un médecin de famille pour permettre l’inscription à une IPSPL était une aberration. Aussi, mes collègues IPSPL pourraient témoigner de l’immense respect que j’ai pour leur profession et à quel point je trouve agréable de travailler avec elles (et lui). Ce qui me surprend, c’est que le gouvernement valide avec enthousiasme le modèle des cliniques d’IPSPL sans présence de médecins, comme si la pratique en silo dénoncée dans les dernières années pour les médecins de famille devenait soudainement une bonne idée pour les IPSPL. C’est alors que j’eu une illumination. Et si on abolissait la médecine familiale? Avez-vous pensé à tous les problèmes qu’on règlerait d’un coup? La profession est devenue non attractive dans les dernières années. Ce n’est peut-être pas pour rien? Elle est peut-être devenue désuète? Si on l’abolissait, il y aurait un dilemme de moins pour les étudiants, non? Tu choisis dès le CÉGEP: tu deviens IPSPL si tu aimes la polyvalence ou tu vas en médecine si tu veux te spécialiser. Dans les deux cas, tu seras un héros de la société. Ce faisant, on soulagerait les journalistes, les spécialistes, les politiciens et une bonne partie de la population qui ont passé les dernières années à maugréer contre notre paresse, notre incapacité à livrer la marchandise. On soulagerait aussi ceux qui doutent de notre compétence ou de la pertinence de notre profession. Le principal bénéfice de l’abolition de notre profession, de mon point de vue, serait de soulager tous les collègues qui sont devenus malheureux et inconfortables au cours des dernières années à cause des réformes, de la pandémie et d’un contexte social devenu particulièrement lourd. Ces collègues, assez nombreux, sont atteints de dysthymie chronique et j’éprouve beaucoup d’empathie pour eux. Une fois la médecine familiale abolie, ils seraient obligés de se réorienter. Qui sait? Le reste de leur vie serait possiblement plus heureux? Ceux qui me connaissent savent que les derniers paragraphes ne sont que de l’ironie. Toute la science managériale en santé pointe dans la même direction. Le médecin de famille, acteur majeur dans le sous-ensemble que constituent les soins de première ligne, est un professionnel essentiel et efficient. Faites connaissance avec la Dre Barbara Starfield, cette pédiatre américaine de formation, maintenant décédée, qui a consacré la fin de sa carrière à démontrer qu’un système de santé efficient met les soins primaires, dont la médecine familiale, en son cœur et à l’avant plan. Chaque soin offert par un médecin de famille offre une rentabilité sans pareil pour la société, en particulier quand il joue pleinement son rôle d’expert de la complexité et de la polyvalence. Certains voudraient changer le terme «médecin de famille» pour «omnipraticien» en arguant que la médecine familiale n’existe plus. Je ne compte plus le nombre de fois, dans ma pratique, où mon expertise des cycles de vie et ma compétence dans la gestion d’une cellule familiale m’ont permis de dénouer des impasses.À l’heure du vieillissement de la population, le médecin de famille trouve le courage de parler de pertinence dans les soins, sait comment déprescrire et aborder les niveaux de soins et, surtout, est un des professionnels de la santé qui connaît le mieux le concept de «projet de vie» de l’usager. De plus, il sait prescrire les antidouleurs aigus et chroniques, les médicaments psychotropes, en même temps qu’il peut soigner la santé métabolique, de façon préventive, non pharmacologique et/ou pharmacologique. Quoi de plus payant pour un système de santé et une société? Je me souviens d’une nuit où j’exerçais à l’urgence, il y a quelques années. Une pauvre dame de 85 ans est entrée en réanimation en hémorragie digestive basse massive. Sous AOD, aspirine et clopidogrel, elle venait de subir des dilatations coronariennes avec pose de tuteurs deux semaines auparavant. Le cardiologue, demandé en consultation, a fait son entrée dans la salle pendant que le gastroentérologue sondait le colon de la patiente, naviguant tant bien que mal dans l’obscurité rouge et brune. La tension artérielle de la dame mal en point et gémissante ne lui permettait pas de quitter la salle de réanimation. Le cardiologue ne put cacher son large sourire en voyant le résultat de la troponine

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Derrière ce blogue:

Mathieu Pelletier

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