Pharmaciens en établissement sur la Côte-Nord: travailler autrement

Depuis près de 25 ans, les pharmacies en établissement manquent de bras. Sur la Côte-Nord, les équipes du CISSS se mobilisent et travaillent différemment pour assurer les services aux patients, malgré les ressources réduites et les immenses distances.Avec ses 236 665 km², la Côte-Nord est, après le Nord-du-Québec, la plus grande région du Québec, et la deuxième la moins densément peuplée. Les quelque 90 000 habitants sont desservis par plusieurs établissements de santé, avec deux pôles principaux à Baie-Comeau et à Sept-Îles, dans lesquels on trouve des équipes de pharmaciens en établissement, de même qu’à Havre-Saint-Pierre, Blanc-Sablon, et Les Escoumins.C’est donc dans ce contexte qu’est vécue la pénurie de pharmaciens, qui demande une bonne dose de créativité pour assurer les services et les soins de pharmacie. «Ce qui est particulier, c’est la distance. À Baie-Comeau, l’hôpital “voisin” est celui de Sept-Îles, et il est à 240 km», remarque Dave Charlton, pharmacien et chef du département de pharmacie du CISSS de la Côte-Nord. Une pénurie dans la pénurieMalgré la mise en place de plusieurs actions, «la pénurie de pharmaciens en établissement perdure depuis le début des années 2000», raconte Linda Vaillant, directrice générale de l’Association des pharmaciens des établissements de santé du Québec (APES). «Les effectifs sont restés assez stables depuis 10 ou 15 ans, observe M. Charlton. Ce qui a changé, c’est que les attentes ont augmenté». Complexification des médicaments, élargissement des actes permis et vieillissement de la population font que les effets de la pénurie sont plus fortement ressentis. «Les pharmaciens communautaires vivent un peu la même chose. On leur demande plus, on compte sur eux pour pallier la pénurie de médecins», ajoute M. Charlton. Mais la situation en établissement est davantage fragile, comme les cohortes (déjà insuffisantes) ont le choix à la sortie du doctorat de premier cycle en pharmacie de consacrer 16 à 18 mois à une maîtrise pour y travailler, ou entrer rapidement sur le marché du travail au privé avec des conditions salariales avantageuses. À l’automne 2023, la moitié des 114 bourses d’études pour la maîtrise sont restées sur la table. À lire aussi: Bas-Saint-Laurent: Attirer, former, retenir et soutenir les pharmaciensLa pénurie de pharmaciens en établissement de santé a également toujours été plus forte en région. «On n’a pas assez de pharmaciens, on se les arrache, et les jeunes ne vont pas en région», résume Mme Vaillant. La dernière enquête sur les effectifs de l’APES, qui se base sur les besoins plutôt que seulement les postes à combler, estime un manque à gagner de plusieurs centaines de pharmaciens en établissement. Sur la Côte-Nord, l’APES estimait le 1er avril 2023 que 34% des besoins en pharmaciens pour prodiguer des soins pharmaceutiques étaient non comblés dans les urgences, et 100% en dialyse rénale.Une géographie particulièreSur la Côte-Nord, Dave Charlton est responsable des départements des pharmacies et établissements de toute la région, de Tadoussac à Blanc-Sablon, en passant par Shefferville et Fermont. Les médicaments doivent être acheminés jusqu’aux confins de la région, dans toutes les conditions météorologiques possibles, par voie terrestre ou aérienne. «C’est un enjeu logistique important, qui n’est souvent pas bien saisi par les gens en ville», explique M. Charlton.Dans les petits établissements, un ou deux départs (congé de maternité, retraite ou maladie) peuvent créer une rupture de service, ou la fermeture complète d’un secteur de soin. «On est constamment sur la corde raide», constate M. Charlton. De même, la pénurie d’aide technique se fait rapidement sentir dans les petits milieux, qui emploient deux ou trois ATP. «C’est difficile de se projeter, avec la précarité des équipes. Et à travers ça, on est appelé à aller aider dans les autres établissements», poursuit Marie Lou Deschamps, pharmacienne à l’Hôpital de Sept-Îles.Il faut dire que certains hôpitaux de la Côte-Nord n’emploient qu’un seul pharmacien à temps plein, par difficulté de recrutement, mais aussi parce que le petit bassin de population ne justifie pas l’emploi de deux pharmaciens à temps complet. Au Centre de santé de la Basse, à Blanc-Sablon, il n’y a pas de pharmacien permanent depuis 2020. Les services sont assurés grâce à des pharmaciens remplaçants. À lire aussi: Pharmaciens: choisir de travailler en région ruraleDifficile en effet d’attirer du personnel à temps plein pour ces postes en solitaire. «On le voit dans d’autres professions, comme physiothérapeute, nutritionniste, ergothérapeute, où on a un seul professionnel dans la ville. Ça ajoute à la complexité», avance M. Charlton. «C’est très exigeant, le pharmacien est de garde tout le temps», note la Dre Marie-Pascale Messier Harbec, qui pratique à Blanc-Sablon et en dispensaire sur la Basse-Côte-Nord. Même à Baie-Comeau, la main-d’œuvre indépendante est utilisée en soutien pour la distribution des médicaments, alors que les pharmaciens attachés à l’établissement continuent la pratique de soins. «Nos pharmaciens forment une équipe tricotée serrée, et l’entraide entre collègues est très développée», souligne M. Charlton. Une pratique créative À défaut d’avoir plus de bras disponibles, des solutions novatrices sont mises en place pour s’assurer que les patients reçoivent des soins dans leurs milieux. «Il y a plein de secteurs cliniques où on devrait être, en hémodialyse, par exemple. On devrait avoir un pharmacien qui passe la journée en psychiatrie, mais on n’y va que périodiquement», indique M. Charlton.Certaines ententes permettent toutefois d’offrir des suivis dans des spécialités, soit d’un milieu urbain à un hôpital régional, ou à même la région, d’un pôle principal à un secondaire. Les pharmaciens en oncologie de Sept-Îles prennent par exemple en charge les soins des patients de la Basse-Côte-Nord. «On s’occupe des patients qui reçoivent leur chimiothérapie à Blanc-Sablon, en les rencontrant par visioconférence deux jours avant le traitement», précise Mme Deschamps. Le pharmacien analyse à distance les résultats de laboratoire et les évaluations des infirmières, renouvelle, prépare, et envoie les traitements à Blanc-Sablon. «Ça a beaucoup amélioré la qualité des services», croit M. Charlton.De même, les équipes de la Côte-Nord se sont mobilisées pour offrir des consultations à des patients des deux petits CHSLD sur la Basse-Côte-Nord. «Il n’y avait jamais de pharmacien qui allait sur place faire des consultations», raconte M. Charlton. Des pharmaciens en gériatrie de Sept-Îles se déplacent désormais quelques fois par année à Blanc-Sablon, et ceux de Baie-Comeau, à Harrington Harbour. «Le reste de l’année, on fait des consultations à distance, et on assiste aux rencontres interdisciplinaires. Ce n’est pas parfait, mais c’est une voie», raconte M. Charlton. Une chose est claire: la collaboration (interprofessionnelle et inter-établissement) est à l’avant-plan dans ces petits milieux tissés serrés, estime M. Charlton. «On sait qu’on est appréciés. On est très sollicité, c’est valorisant.»Ce reportage a été rendu possible grâce aux bourses d’excellence de l’Association des journalistes indépendants du Québec (AJIQ).

Pharmaciens en établissement sur la Côte-Nord: travailler autrement

Pour accéder au contenu, connectez-vous ou créez un compte gratuit.

Catégories connexes