Outils d’IA et paperasse: pourquoi leur taux d’utilisation chez les médecins est-il toujours aussi faible?

La Dre Rosemarie Lall était surchargée de travail et sur le point de diminuer son temps de pratique ou de prendre sa retraite anticipée lorsqu'elle s'est tournée vers l'intelligence artificielle (IA) dans un ultime effort pour gérer la paperasse qui s'accumulait. Selon le récit de cette médecin de famille de Toronto, il lui arrivait régulièrement de rentrer chez elle et de continuer de travailler sur les dossiers de ses patients jusque tard dans la nuit.Mais l'année dernière, elle a commencé à tester un scribe numérique alimenté par l’IA, qui transcrit les rencontres avec ses patients et les résume sous forme de notes qu'elle peut ensuite éditer et ajouter aux dossiers médicaux électroniques (DMÉ). Depuism elle consacre moins de temps à la paperasserie et plus de temps à ses patients. Pour la première fois depuis des années, elle a pris des congés à Noël.«J'avais besoin de préserver ma santé mentale», confie la Dre Lell, qui pratique la médecine familiale depuis près de 30 ans.Selon un rapport publié en 2023 par la Fédération canadienne de l'entreprise indépendante (FCEI), les médecins canadiens consacrent en tout 48,8 millions d'heures par an à des tâches administratives. La technologie des outils de transcription IA promet de supprimer une partie de ce fardeau, mais son adoption au Canada reste faible en raison d'inquiétudes liées à la protection de la vie privée et au coût.À lire aussi: Médecins: l’IA peut réduire de 70 à 90% le temps de paperassePlus de 150 médecins et infirmières praticiennes de l'Ontario, où les médecins de famille déclarent consacrer en moyenne 19 heures par semaine à la paperasse, ont récemment participé à un projet pilote financé par la province afin de déterminer si l'IA pouvait contribuer à réduire l'épuisement administratif.Le rapport, commandé par OntarioMD (une filiale de l'Ontario Medical Association), a révélé que les médecins utilisant des scribes numériques alimentés par l’IA passaient de 70% à 90% moins de temps sur les tâches administratives, économisant en moyenne trois à quatre heures par semaine.La Dre Lall, qui n'a pas participé à l'étude, affirme de son côté gagner encore plus de temps: environ une heure par nuit. Elle a testé cinq outils de transcription IA de fournisseurs tiers différents avant de se décider d'opter pour l'un d'eux, qu'elle paye de sa poche.Ces outils d’IA ne sont pas réglementés et il incombe aux médecins d'assurer la protection des informations personnelles sur la santé. Les médecins sont tenus d'obtenir le consentement des patients et d'expliquer où leurs données sont stockées.La Dre Lall se connecte donc à son scribe virtuel, indépendant de son DMÉ, où sont stockées les informations relatives aux patients. Après un rendez-vous, elle examine la note produite, la modifie, puis copie-colle ses révisions dans le DMÉ.«Il y a des années, avant que tout cela n'apparaisse, je me disais: "Si je pouvais simplement entrer, parler à mes patients, les aider à résoudre leurs problèmes, puis sortir et passer au suivant, je pourrais faire cela pour toujours”», raconte-t-elle, ajoutant que cet outil IA lui permet aujourd'hui d'atteindre cet objectif.Mais pour l'instant, la Dre Lall reste un cas isolé. Lors d'une conférence de l'OntarioMD qui s'est tenue à Toronto en septembre, elle s'est présentée devant un auditoire de 500 professionnels de la santé et a posé la question suivante: «Combien de personnes utilisent un scribe numérique alimenté par l’IA?»Dix participants tout au plus ont levé la main.L'un d'entre eux, le Dr Daniel Garcia, médecin généraliste à North Bay en Ontario, avait intégré cette technologie dans son cabinet cinq mois plus tôt pour se concentrer sur ses entretiens avec les patients. «Parfois, les choses se compliquent, on parle d'une personne décédée ou de santé mentale, on veut se livrer, et pour respecter ce niveau d'intimité, on commence à les regarder», explique le Dr Garcia. Dans ce genre de situation, il arrête de prendre des notes. Bien que cet outil d’IA l'ait aidé, le Dr Garcia estime que les trois heures qu’il gagne chaque semaine ne sont qu'une infime partie de toute sa charge de travail. «Ce sont trois heures sur les vingt que je dois consacrer à d'autres tâches: les prescriptions, l'envoi de télécopies, les lettres de recommandation, l'examen des résultats d'analyse, les réponses aux messages des patients. Alors oui, cela aide, mais je ne pense pas que ce soit la seule solution».Un point que rejoint la Dre Lall. Sa prise de notes a certes été réduite, mais elle doit toujours s'occuper des lettres de consultation, des rapports d'imagerie numérique et des demandes des pharmacies en dehors des heures d'ouverture de la clinique.Entre 3% et 5% des médecins de famille de l'Ontario utilisent des outils de transcription IA, évalue Chris Sulway, responsable de la stratégie, de la croissance et des relations avec les parties prenantes de l'OntarioMD. Il n'existe pas de statistiques nationales sur le sujet, mais des essais de scribes numériques alimentés par l’AI sont en cours dans d'autres provinces, comme en Colombie-Britannique, où 50 médecins se sont inscrits pour en utiliser un.Selon lui, deux principaux obstacles s'opposent à une adoption plus massive: les considérations liées à la protection de la vie privée et à la collecte de données, et le coût.À lire aussi: L’IA n’est pas LA solution à la crise des soins de première ligne, mais en fait partieBien que les conditions d'utilisation de six de ces outils virtuels d'IA testés dans le cadre du récent projet pilote ne contiennent rien de «néfaste», comme la vente de données de patients, M. Sulway convient qu’il «n'est pas certain que cela ne puisse pas se produire». «Nous voulons simplement boucler la boucle pour éviter que cela ne se produise à l'avenir.»Selon M. Sulway, le ministère de la santé et le commissaire à la protection de la vie privée devraient fournir des lignes directrices sur les ramifications juridiques de ces technologies, définir des mesures de protection et formuler des recommandations concernant les scribes numériques alimentés par l’IA pour que ces derniers puissent être utilisés en toute sécurité.Le Dr Onil Bhattacharyya, l'un des auteurs de l'étude ontarienne, estime qu'il existe aujourd'hui une trentaine d'outils numériques de transcription IA sur le marché. Ils sont détenus et exploités par divers fournisseurs, y compris des start-ups basées à Toronto et des géants de la technologie tels que Microsoft.Alors que certaines entreprises affirment qu'elles ne «vendront ni ne partageront jamais de données» et que les informations sur les patients sont «stockées en toute sécurité au Canada», d'autres peuvent conserver des données sur des serveurs situés en dehors du pays, selon l'Association canadienne de protection médicale (ACPM). Par exemple, le fournisseur associé à Microsoft indique sur son site web qu'il peut transférer des données personnelles au-delà des frontières internationales, ce qui peut ne pas offrir le même niveau de protection que la juridiction où elles ont été collectées.À lire aussi: Étudiants et résidents en médecine: 5 choses à considérer pour se préparer à l'IALes outils de transcription IA sont également connus pour parfois «halluciner», documentant des choses qui ne se sont pas produites ou éliminant des informations clés d'une rencontre avec un patient. C'est pourquoi les cliniciens sont responsables de la révision et de l'édition des notes du programme alimenté par l’IA.Pour ces raisons, certains organismes de réglementation médicale ont exprimé leur inquiétude. Le Collège des médecins et chirurgiens de l'Alberta a par exemple demandé aux médecins de faire preuve d'une «grande prudence» dans ses lignes directrices publiées il y a un an.«Tant que l'on ne disposera pas de plus amples informations sur l'exactitude et la fiabilité des dossiers et des prises de décisions cliniques assistées par l'IA, cette pratique restera spéculative», déclare le collège.Les orientations provisoires de l'organisme de réglementation des médecins de la Colombie-Britannique font également état de «préoccupations importantes» concernant l'utilisation abusive de l'IA. Les médecins doivent «toujours faire preuve d'esprit critique et d'expertise clinique lorsqu'ils appliquent l'IA aux soins des patients».En ce qui concerne l'obstacle du coût, la majorité des médecins ayant participé à l'étude ontarienne ont déclaré qu'ils n'étaient pas prêts à payer le prix du marché pour des scribes numériques alimentés par l’IA – celui-ci varie généralement de 135 à 400$ par mois pour une utilisation illimitée. Un quart des répondants se sont dits prêts à utiliser la technologie seulement si elle est gratuite.Si les problèmes de coût et de confidentialité sont éliminés, a déclaré M. Sulway, «je pense que la majorité des médecins utiliseraient cet outil».

Outils d’IA et paperasse: pourquoi leur taux d’utilisation chez les médecins est-il toujours aussi faible?

Pour accéder au contenu, connectez-vous ou créez un compte gratuit.

Catégories connexes