Olivier Bernard: quand des médecins «dérivent» et propagent des théories du complot

Le 11 mai 2021, les médias annoncent la mort, à 46 ans, du chanteur Bernard Lachance. Séropositif, il avait arrêté sa trithérapie depuis trois ans, influencé par les discours antivax et complotistes de certains professionnels de la santé. Cette date marque aussi le point de départ de l’enquête menée pendant un an et demi par Olivier Bernard, pharmacien et vulgarisateur scientifique, créateur du site Le Pharmachien, pour tenter de comprendre comment des médecins peuvent propager de telles contre-vérités scientifiques. Sa figure de référence: la docteure Guylaine Lanctôt, phlébologue reconnue et autrice du livre à succès La mafia médicale.La nouvelle saison du podcast d’Olivier Bernard, Dérives (disponible sur la plateforme OhDio de Radio Canada), est une plongée fascinante et terrifiante dans le monde obscur des scientifiques complotistes. Profession Santé l’a rencontré.Pourquoi avez-vous décidé d’enquêter sur les «scientifiques en dérive» comme vous les appelez?C’est un phénomène complètement absent des débats publics, et un sujet qui me préoccupait depuis des années. C’est en quelque sorte une quête personnelle, car je suis moi-même un scientifique, et j’appartiens à une communauté en réalité fragmentée. Chaque saison de Dérives commence par une quête personnelle. J’ai d’abord enquêté sur le décès de Chantal Lavigne, l’événement qui m’a amené à faire de la vulgarisation. Puis, sur les drogues, dont j’ai toujours eu peur. Après 11 ans de vulgarisation, j’avais besoin de me repositionner en tant que scientifique, sur ma présence médiatique, les questions de liberté de parole et de déontologie. Tout commence donc avec le décès de Bernard Lachance, et votre découverte de l'ex-médecin phlébologue Guylaine Lanctôt.Quand le décès de Bernard Lachance est survenu, j’ai en effet entendu parler de Guylaine Lanctôt pour la première fois. Une médecin, reconnue comme experte internationale, qui avait convaincu le chanteur d’arrêter ses médicaments contre le sida. C'était totalement incompréhensible pour moi. À lire aussi: Les diagnostics de VIH atteignent leur plus haut niveau depuis 10 ans à MontréalMais quand je me suis plongé dans son passé, j'ai remarqué certains signes avant-coureurs. Elle n’était pas une personne pour laquelle la rigueur scientifique avait une grande importance. Elle faisait les choses à sa manière, sans se demander si c’était bien ou pas. Elle s’est ensuite radicalisée au fil de ses rencontres, et a embarqué dans des théories cohérentes avec sa manière de voir le monde. Guylaine Lanctôt a créé des dommages importants au sein de la société et en santé publique. C’est pour ça que le Collège des médecins l’a finalement radiée. Le but n’était pas de censurer quiconque – un argument qui revient beaucoup dans ces milieux-là –, mais il faut comprendre que faire partie d’un ordre professionnel est un privilège, qui vient avec de grandes responsabilités. On ne peut pas dire du jour au lendemain, «le sida n’existe pas», «le cancer n’existe pas». J’ai utilisé son histoire comme un véhicule pour explorer plus largement le sujet des scientifiques qui dérivent.Elle a surtout défrayé la chronique avec son livre, La mafia médicale.Je ne le connaissais pas, j’avais 13 ans quand il est sorti [en 1994, ndlr]. Et ce n’est pas le seul dans sa catégorie, certains sortent encore aujourd’hui de manière encore assez banalisée. Mais, pour moi, La mafia médicale est un symbole, comme un avertissement sur ce qui allait devenir beaucoup plus courant dans le futur. La question à laquelle vous essayez de répondre est: comment peut-on être médecin, scientifique, et remettre en doute des faits probants? Avez-vous la réponse aujourd’hui?La science se construit sur le débat. Remettre en doute des choses qui se font dans notre domaine n’est pas mal vu, tant que c’est fait d’une manière nuancée, rigoureuse, intelligente. Quand j’étais étudiant en recherche, on lisait des études et on les refaisait pour faire mieux. C’est important de tester des idées, d’étudier des hypothèses contre-intuitives. À lire aussi: Les Canadiens auraient perdu confiance envers leurs médecinsLe danger, c’est quand une personne ou un groupe s’isolent de la communauté scientifique et ne veulent plus rien savoir de ce qui se passe à l’extérieur. C’est là que commencent les dérives. Quand on arrête de réfléchir collectivement, il y a un risque, et ça se vérifie avec toutes les grandes théories sur le sida, la COVID-19 avec Didier Raoult [microbiologiste français, ndlr], Guylaine Lanctôt… Ils se sont isolés, ont arrêté d’écouter leurs pairs et sont devenus résistants à la critique. Ils confondent aussi, consciemment ou non, leurs opinions personnelles avec des faits scientifiques. Si une personne ne croit pas au changement climatique, elle en a parfaitement le droit, mais ce n’est pas un fait scientifique pour autant. Sauf que le discours d’un médecin ou d’un Prix Nobel, même s’il est fondé sur une opinion, reste un discours d’autorité aux yeux du public…Absolument. Ça devient alors très difficile de faire la part des choses, car ce sont des figures crédibles. Comment fait-on quand on n’est pas nous-même expert en la matière pour s’y retrouver? Et, surtout, quand ils utilisent des mécanismes de pensée critique pour élaborer leurs discours, ce qui est très pernicieux.Je suis moi-même pharmacien, donc je suis capable de poser un regard critique envers des discours sur la santé. Mais quand on me parle d'ingénierie, d’astrophysique, de nutrition, je peux me faire berner comme n’importe qui. Quand on sort de notre champ de compétences, c’est là que l’on n’est plus capable de savoir ce qui est vrai ou non. Tous les scientifiques sont vulnérables à cela, ainsi que les médias, pas seulement le grand public. Sauf que nous avons la responsabilité d’être toujours prudents, et de nous surveiller nous-mêmes. Pourquoi ce discours a-t-il trouvé un tel écho selon vous?Encore aujourd’hui, je ne suis pas sûr d’avoir la réponse. Pourquoi ces discours séduisent tant, alors qu’ils sont fâcheux, violents, amènent les gens dans la colère et l’indignation? Je pense que Guylaine Lanctôt a puisé dans la méfiance et le mécontentement des gens envers le gouvernement, envers le système de santé, ce que m’a confirmé une spécialiste de la radicalisation. D’un autre côté, c’est tellement rassurant de se dire que, même si on souffre d’une maladie mortelle, on a tous les outils à l’intérieur de soi pour en guérir. À lire aussi: Exercice illégal de la médecine: un naturopathe condamné à 120 000$ d’amendesLa science a toujours été un bouc émissaire, dès les débuts de la vaccination. Mais à un moment donné, ça prend des leaders, des figures influentes et crédibles, qui vont au front. Et quand ces gens-là ont des titres scientifiques, ça donne un immense tremplin aux théories du complot. Guylaine Lanctôt est arrivée avec un discours totalement nouveau pour les années 1990. Ce filon n’avait jamais été bien exploité. Donc les adeptes de ces théories choisissent de croire certains scientifiques en jetant l'opprobre sur toute la recherche scientifique?C’est ça qui est troublant. Lors de ses apparitions médiatiques, Bernard Lachance disait: «Arrêtez de dire qu’on n’écoute pas la science, on n’écoute juste pas les mêmes scientifiques.» Aujourd'hui, on peut choisir ses scientifiques. Certains ont des plateformes, des communautés, peuvent s’exprimer librement. Un sujet brûlant, et passionnant à en croire les scores d’écoute de la nouvelle saison…C’est un phénomène mystérieux qui crée de l'intérêt oui. Les auditeurs sont vraiment surpris et fascinés, car ils ont eux-mêmes écouté certains scientifiques évoqués dans les épisodes en leur faisant confiance.C’est aussi une manière de revenir sur la violence générée par la radicalisation des discours ces dernières années: on en a beaucoup parlé, mais il n’y a pas eu de post-mortem là-dessus. Qu’est-ce qu’on en retient? Qu’est-ce que ça dit? Ça peut les aider à comprendre ce qui a pu se passer dans leur famille, on a vu des familles brisées qui n’arrivaient plus à se parler.À lire aussi: Michel Lemay: Quand les médias tolèrent l’info de mauvaise qualité en santéPourquoi avoir fait le choix de la baladodiffusion pour continuer votre travail de vulgarisation scientifique?C’est une approche complètement différente du travail de vulgarisation que je fais depuis 2012. Avec le podcast, je suis dans l’empathie, j’essaie de comprendre ce qui peut amener des gens à adhérer à certaines croyances. Et j’arrive à toucher un public que je n’avais jamais réussi à rejoindre, l’intéresser à des problématiques de santé, de sciences, un public qui de prime abord ne serait pas d’accord avec moi. Dans Dérives, je mets de côté tous mes préjugés et mes a priori pour repartir à zéro, pour me mettre au même niveau que mon public sur le sujet que j’aborde. C’est plus reposant que d’être présent sur les réseaux sociaux, même si j’y reviens peu à peu après m’en être éloigné à la suite d'une violence post-pandémique. J’essaie désormais de trouver un meilleur équilibre.

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