«Le travail humanitaire, ce n'est pas juste de bonnes intentions» - Dre Joanne Liu

Sa première mission humanitaire pour Médecins sans frontières (MSF), elle l’a faite auprès de réfugiés maliens en Mauritanie en 1996. Dix sept ans plus tard, après avoir été active sur une multitude de fronts, auprès de victimes du séisme et de l’épidémie de choléra en Haïti, de réfugiés somaliens au Kenya, de rescapés de zones de conflits dans plusieurs régions d’Afrique, elle s’apprête à prendre la tête de MSF pour trois ans. Née de parents chinois, la Dre Joanne Liu, une urgentologue pédiatrique québécoise qui pratique à Ste-Justine, prendra ses quartiers à Genève en octobre prochain. Profession Santé a voulu lui parler de son implication dans cet organisme qui possède aujourd’hui un budget d’un milliard de dollars, ainsi que des qualités que l’on attend d’un médecin qui voudrait se joindre à MSF. Elle aurait préféré nous entretenir des théâtres d’opérations actuels de son organisme. Entretien avec une femme de caractère.Qu’est-ce qui vous a amenée, au départ, à vous engager dans Médecins sans frontières?Je trouve cela plate parce tout est écrit sur mon Facebook. On pourrait parler de vraies choses.Alors, parlez-moi des vraies choses que l’on ne retrouve pas sur votre Facebook...J’ai envie de parler des populations, des Syriens, des Congolais, pas de moi. Je ne sais pas quelle sorte d’entrevue vous voulez faire.Comme nous avons un lectorat de médecins, je voudrais connaître le déclic qui vous a menée à Médecins sans frontières.C’est un choix que j’ai fait quand j’étais adolescente. J’avais lu un livre d’un médecin de MSF qui travaillait en Afghanistan. J’ai décidé d’entrer en médecine pour pouvoir travailler dans les pays en voie de développement. J’ai choisi mes spécialités et sous-spécialités en conséquence, afin d’avoir une profession qui était exportable.Vous inscrivez-vous dans la lignée de la Dre Lucille Teasdale?Je ne crois pas. La Dre Teasdale avait une façon de voir le travail à l’étranger qui était différente de la mienne. Elle avait une dimension plus religieuse. Moi, je vois ce travail plus comme un engagement social.Comment part-on d’un engagement personnel jusqu’à devenir présidente de Médecins sans frontières?C’est quelque chose qui se construit. C’est le même cheminement qu’un médecin qui travaille à l’urgence de Ste-Justine et qui, un jour, devient directeur de l’hôpital. On agit au niveau micro, on fait quelque chose et, après, on décide d’avoir une action macro.Est-ce qu’il y a plus d’intérêt pour MSF aujourd'hui qu'il y a 10 ou 20 ans?Je ne peux pas répondre, car je n’ai pas les statistiques. La seule chose que je peux dire, c’est que c’est à la mode de faire de l’humanitaire. Il y a beaucoup d’engouement pour faire un voyage à l’étranger parce que c’est sexy. J’imagine, de façon personnelle, que c’est la nouvelle religion du 21e siècle, parce que cela apporte du sens d’aller travailler à l’étranger lors d'une situation de crise. Du coup, les gens s’y retrouvent, peut-être plus qu’ici dans leur milieu de travail.Ça vous touche?On voit des étudiants de secondaire 4 et 5 qui partent en «mission humanitaire» avec leur école, en Colombie ou au Chili. Ils apportent un budget, achètent quatre planches et font un trip. C’est très bien, ça ouvre les esprits, et donne peut-être le goût de repartir plus tard. Aujourd’hui, on appelle tous ces gestes des «missions humanitaires». Or, je ne crois pas que cela devrait être étiqueté de cette façon. On devrait plutôt parler de solidarité internationale. Le travail humanitaire, je considère que c’est dans une branche à part. C'est dommage qu’on mette tout ensemble.Entre la vision idyllique et le terrain, la marge est grande pour les médecins qui veulent s’investir dans MSF?Je me souviens d’une entrevue réalisée par la fille de la Dre Teasdale à Radio-Canada. Elle disait notamment: «Sachez que, la plupart du temps, votre première visite de quelques semaines sera plus un fardeau pour nous qu’une plus-value. Vous, ça vous fait plaisir, mais nous, nous devons vous encadrer, il faut traiter votre première dysentrie ou tourista. Vous commencez à être opérationnel à partir de deux ou trois mois.» C’est effectivement le cas.Les gens oublient que le travail humanitaire, ce n'est pas juste de bonnes intentions. C’est un savoir-faire exécuté sous stress et sous pression.Peut-on devenir une nuisance plutôt qu'un grand secours?Quand les gens arrivent la bouche en cœur en disant qu’ils viennent aider, la plupart du temps, ça ne marche pas. C’est un peu ce qui s’était passé à Haïti, où la Terre entière avait été touchée par l’ampleur des dégâts. Je peux le concevoir. Ce que les gens ne conçoivent pas, c’est qu’il y a une manière de faire et de travailler. S’ils ne l’ont pas, ils alourdissent le système. Ils utilisent des ressources sur place et créent un embouteillage de l’aide. C’est le souci, de nos jours. Ça demeure du travail humanitaire, mais il y a une organisation qui l’encadre. On a créé des protocoles, des kits de traitements. Il y a des équipes qui sont montées, des profils de postes. Il n’y aucune improvisation.Suffit-il d’avoir un diplôme de médecine pour se joindre à MSF?Si vous parlez à un médecin qui veut entrer à MSF aujourd’hui, il vous dira probablement que c’est un peu pénible. Il y a toute une sélection au niveau des ressources humaines, des entretiens, des dossiers à monter. On demande aux médecins d'avoir fait deux ans de pratique avant d’être volontaire chez nous. Ce n’est pas quelque chose qui s’improvise.Existe-il une formation préalable pour un médecin qui veut s’engager dans MSF?Un, on dit que c’est bien qu’il ait voyagé. Deux, je dirais que les Canadiens qui ont travaillé dans le Grand Nord font d’excellents candidats pour une raison assez simple: ils ont appris à vivre et à travailler dans l’isolement, avec des moyens moindres que dans des régions moins éloignées. Du coup, ça fait des gens extrêmement débrouillards, extrêmement autonomes. Parce qu’ils ont vécu dans des milieux plus austères, ils peuvent mieux supporter les conditions de missions.Quelles sont les autres qualités recherchées chez les candidats?Trois, on demande souvent des formations complémentaires. Avoir un cours de médecine tropicale, ça peut aider, sans être une nécessité. Parler plusieurs langues, ça aide toujours. Être unilingue français ou anglais, c’est une limite.Il faut aussi avoir une certaine expérience de travail. Si pour quelqu’un, il y a de l’insécurité à travailler au Canada entouré de spécialistes, ce n’est pas lui rendre service que de l'envoyer en pleine guerre au Congo. Ce n’est pas seulement vrai pour les médecins. Ça l’est aussi pour les administrateurs.L’image que l’on se faisait de MSF à ses débuts était celle d'une médecine de brousse. Est-ce encore le cas aujourd’hui?Il y a de la brousse autour, parce que nous sommes souvent en milieu isolé, mais les moyens ont beaucoup changé. Si on compare la situation à celle d'il y a 40 ans, c’est à peu près la même chose que comparer la médecine au Canada en 1971 à celle de 2013. Ce qui a beaucoup évolué durant ces années, c’est la professionnalisation des organisations humanitaires de grande envergure. Les gens ont de la difficulté à trouver l’équilibre entre la professionnalisation d’une organisation et son esprit volontaire. MSF voudrait garder cet esprit de volontariat où des gens sont engagés et apportent une expérience professionnelle. Mais avoir l'un sans l’autre n’est pas souhaitable pour l’organisation.Existe-t-il chez les médecins québécois une culture d’engagement pour le travail humanitaire à l’étranger?Je ne crois pas que ce soit une question de culture. Je considère que c’est plus une question d’être conscientisé vis-à-vis de ce qui se passe à travers le monde. Je pense que, au Québec, une partie des gens le sont et que beaucoup se considèrent citoyens du monde, comme dirait Amir Khadir. Est-ce qu’ils s’engageront à travers Médecins sans frontières ou à travers OXFAM, CARE ou n’importe quelle autre ONG, c’est une question de choix.Souhaiteriez-vous que davantage de médecins québécois s’impliquent dans MSF?C’est sûr, mais en même temps, est-ce que plus, c’est mieux? Pas nécessairement, si ce sont des gens qui ne sont pas prêts, tant professionnellement que mentalement, à partir. Je préfère avoir 44 médecins qui sont parvenus à un niveau de maturité et à un niveau professionnel et que leur projet est mûri. Présentement, MSF c’est 30 000 personnes. On parle d’un intervenant international pour dix nationaux. Des deux à trois mille membres de personnel international, environ 250 sont Canadiens. Pourrait-on en avoir plus? Pour moi, c’est une question de qualité.À quoi doit penser un médecin en terme de durée d’engagement?Parfois, des gens me disent à la blague: «À la Fête du Travail, je ferai un long week-end en Palestine.» Ils sont prêts à faire des trucs à court terme, mais pour un médecin, on voudrait au moins six mois pour une première mission. Il est arrivé exceptionnellement que l’on fasse trois mois lors de grosses urgences. Une infirmière, c’est un an, un administrateur aussi. C’est un gros investissement. C’est donc un projet qui a besoin d’être mûri. C’est important que les gens puissent durer dans le temps pour pouvoir être une plus-value sur le terrain. Le turnover est extrêmement coûteux. Nous sommes donc obligés d’être vigilants avec les volontaires.

«Le travail humanitaire, ce n'est pas juste de bonnes intentions» - Dre Joanne Liu

Pour accéder au contenu, connectez-vous ou créez un compte gratuit.

Catégories connexes