La pertinence des soins n’est pas que l’affaire des médecins

L’enjeu est connu et il est de taille: on estime qu’entre 20% et 40% des tests et des traitements prescrits ne sont pas utiles pour soigner les patients. Formulé ainsi, le souci de la pertinence des soins semble reposer sur les seules épaules des médecins, des pharmaciens et des autres professionnels de la santé. Or «il faut aussi qu’ils aient des outils de soutien en cohérence, qui appuient l’utilisation adéquate des ressources », affirme le Dr René Wittmer, président de la campagne Choisir avec soin Québec.Avec sept autres médecins de famille québécois et une étudiante en médecine de l’Université Laval *, il vient de cosigner dans le British Medical Journal Evidence-Based Medicine (BMJ EBM) un article intitulé «Ten recommendations to foster healthcare resource stewardship in knowledge translation» (Dix recommandations pour favoriser l’usage judicieux des ressources dans le transfert des connaissances). Celles-ci visent autant les experts qui rédigent des lignes directrices de pratique clinique, les orateurs de congrès ou de conférences scientifiques, les professeurs des facultés de médecine que les intervenants en formation continue. «Nous voulons impliquer tous les acteurs du domaine et qu’ils parlent d’une même voix en faveur de la pertinence clinique», indique le Dr Wittmer en entrevue avec Profession Santé.Rigueur, transparence et pragmatisme sont les maîtres mots de ces dix recommandations. Leurs auteurs conseillent par exemple de ne pas diffuser de préconisations thérapeutiques sans une évaluation rigoureuse des données et, lorsque ces dernières sont présentées, d’en fournir les nombres absolus afin que les professionnels puissent les évaluer. Ils proposent également de considérer le temps nécessaire pour traiter (ou TNT pour time needed to treat, en anglais). «Toute recommandation de faire quelque chose prend du temps pour mettre cette chose en œuvre», souligne le Dr Wittmer en ajoutant que si les médecins de famille alignaient leur pratique sur toutes les lignes directrices qui existent, «ça leur prendrait 27 heures par jour pour les appliquer. C’est irréaliste. On a des choix à faire.»Le Dr Wittmer et ses collègues appellent aussi à ce que les lignes directrices prennent en considération leur effet sur l’utilisation des ressources. «Ce volet-là est souvent absent ou rarement mis de l’avant, comme si les ressources disponibles étaient infinies», note le médecin de famille. Il estime qu'il incombe aux auteurs la responsabilité d’ancrer leurs recommandations dans la réalité et de réfléchir à leurs conséquences systémiques. «Très peu de groupes (qui rédigent des lignes directrices) tiennent compte de la disponibilité d’un test ou de son coût à grande échelle», observe-t-il.Abaissement des seuils diagnostics Sans le nommer, les neuf auteurs de l’article paru dans le BMJ EBM visent certaines lignes directrices émises ces dernières années qui n’accordent aucune importance à l’usage judicieux des ressources. «La littérature scientifique a démontré une tendance à l’abaissement des seuils thérapeutiques. Pour l’hypertension, les seuils sont nettement plus bas qu’il y a 30 ans. Idem pour le prédiabète ou le diabète gestationnel», illustre le Dr Wittmer qui cite aussi l’exemple du trouble déficitaire de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH) dont les critères ont été élargis. «Dans certains cas, on aide des personnes, mais dans d’autres, on leur colle une étiquette et cela entraîne une surmédicalisation inutile.»Cette tendance a plusieurs origines, selon le président de Choisir avec soin Québec. «Fondamentalement, il y a cette idée bien ancrée, chez les professionnels comme dans la population, qu’en faire plus pour les patients, c’est mieux. Ou qu’en prescrivant plus de tests, on réduit les risques.» L’omnipraticien poursuit son explication en indiquant que l’industrie de la santé, et particulièrement l’industrie pharmaceutique se cachent souvent derrière les lignes directrices. «La plupart des membres des panels d’experts ont des conflits d’intérêts de nature financière avec l’industrie. Ce qui nuit à la qualité et à la pertinence des recommandations», affirme-t-il en regrettant que l’«on banalise ces affiliations avec l’industrie, comme si c’était un rite de passage».Lire aussi: La pertinence: une solution pour le réseau de la santé, un remède contre le cynisme des médecinsUn outil pour débusquer les biais des lignes directrices Le Dr Wittmer exhorte donc les groupes d’experts à être plus transparents et à gérer de manière plus rigoureuse les conflits d’intérêts de leurs membres. Il appelle également ses consœurs et confrères à la vigilance en leur recommandant une version simplifiée de l’outil G-Trust (pour Guideline Trustworthiness, Relevance, and Utility Scoring Tool) disponible sur le site du Médecin de famille canadien, la revue du Collège des médecins de famille du Canada. «Il permet d’évaluer facilement la fiabilité, la pertinence et l’utilité des lignes directrices en identifiant celles qui sont le moins contaminées par des biais.»S’agissant des dépistages, l’article du BMJ EBM suggère de «ne pas présumer de leur efficacité ou de leur innocuité». «On a souvent un a priori positif sur le dépistage, car il est séduisant à l’esprit. Mais il n’est pas toujours bénéfique», énonce le Dr Wittmer. Dans le cas du cancer colorectal, le dépistage par analyse des selles tous les deux ans chez les personnes de 50 à 75 ans a démontré que les bénéfices l’emportent sur les préjudices, signale le médecin qui pratique au CLSC des Faubourgs, à Montréal. En revanche, «le dépistage du cancer de prostate continue d’être proposé alors que la science montre qu’il comporte des risques. Pour chaque homme qui évite de mourir grâce au dépistage, on en 40 qui sont surdiagnostiqués et subissent des traitements alors qu’ils ne développeront jamais de problème en lien avec ce cancer.»Enfin, au niveau de la formation médicale, l’article du BMJ EBM constate que certains programmes universitaires se concentrent sur la rigueur et l’exhaustivité des diagnostics plutôt que sur la valeur des tests proposés. «Les choses changent, il y a des avancées et la vision de la pertinence des soins est davantage intégrée, mais trop peu et trop tardivement (dans le cursus)», mentionne le Dr Wittmer. «On veut que les médecins aient une démarche diagnostique complète, mais qu’ils se posent également la question de l’utilité pour le patient de passer toute une batterie de tests.» L’idée étant de les prioriser afin de prescrire les bons tests, au bon patient, au bon moment.* L’article «Ten recommendations to foster healthcare resource stewardship in knowledge translation» est cosigné par les Drs René Wittmer, Guylène Thériault, Frantz-Daniel Lafortune, Samuel Boudreault, Marc-Antoine Turgeon, Pascale Breault, Geneviève Bois et Amanda Try, ainsi que par l’étudiante en médecine Lisa Hannane. Toutes et tous sont impliqués dans la campagne Choisir avec soin Québec, qui est pilotée par le Collège québécois des médecins de famille (CQMF).

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