La mobilisation pour les nuls

Je suis responsable d’un groupe de médecine familiale universitaire. Notre organisation, au fil des années, a connu une croissance impressionnante. Créée en 2007 autour d’un noyau d’une dizaine de médecins et d’une poignée de médecins résidents et professionnels de la santé, le groupe compte maintenant plus de 20 médecins enseignants, 24 médecins résidents, une dizaine d’infirmières, 2 IPSPL, des externes, des stagiaires et plusieurs autres professionnels dont une pharmacienne. En plus de ses 21 000 patients inscrits et pondérés, de nombreux patients orphelins ont accès aux services de notre GMF-U, et ce, sans que cela soit dans la mission établie à l’époque de l’ex-ministre de la Santé Gaétan Barrette. Comme partout, la pandémie a usé notre équipe: délestage d’infirmières qui partaient puis revenaient meurtries ou ne revenaient pas, arrêts de maladie, implication des médecins sur tous les fronts pandémiques en plus d’assurer, souvent seuls, le suivi de leur clientèle… Le 2 janvier 2022, j’ai reçu un appel de mon directeur médical pour me tirer de mes quelques jours de repos des Fêtes. La 5e vague s’avérait bien le tsunami prédit: la situation hospitalière frôlait la catastrophe. Nous avons organisé une rencontre virtuelle avec nos leaders médicaux hospitaliers pour voir en quoi le GMF-U pouvait les soutenir. En sortant de la réunion, nous avions un plan, qui impliquait bien évidemment de solliciter à nouveau notre équipe… Reprise des équipes médicales d’intervention pour les CHSLD, augmentation du nombre de P4P5 et d’orphelins acceptés en consultation d’urgence dans la clinique, soutien aux médecins de notre groupe qui font de l’hospitalisation et bien d’autres mesures. J’ai pensé immédiatement à la fatigue et à l’usure pandémique… Les visages que j’ai croisés avant de prendre quelques jours de congé durant les Fêtes étaient parlants. Quelques cernes, de l’irritabilité et, bien humblement, même moi j’étais un peu à bout. Heureusement, j’ai eu la chance de décrocher complètement quelques jours, prendre de l’air, du bon temps en famille et… vous savez-quoi? J’aime les défis. J’aime ça parce que je suis un gars positif et, je pense, mobilisateur. Me voilà donc, planche de surf en main, prêt à affronter cette 5e vague avec mon groupe. Les 3 piliers de la mobilisation Nous avons donc convoqué une rencontre d’urgence de l’équipe. Bonne Année 2022! Comment fait-on, au fait, pour mobiliser une équipe fatiguée? On fait comme pour n’importe quelle équipe, mais avec encore plus de soins et de doigté. Il suffit de taper dans Google «Mobiliser une équipe» pour trouver une convergence vers une pyramide ou encore trois piliers: les trois piliers de la mobilisation. Le «sens», la «valorisation» et «le pouvoir d’agir». Il y a des variations, mais elles sont toutes sur un même thème. «Le sens»: il s’agit d’expliquer les objectifs pour faciliter l’adhésion du groupe. Quand les gens comprennent pourquoi ils doivent mettre les bouchées doubles et pourquoi l’objectif en vaut la peine, il ne reste qu’à répartir les rôles et diviser les tâches équitablement. Au moment où se feront entendre des plaintes et que la fatigue se manifestera, on pourra rappeler aux gens le sens de tout cela. Si on a pris le temps de leur expliquer et de les convaincre, ça permettra un second souffle. «La valorisation»: traiter les gens avec respect, écouter leurs irritants et leur garantir qu’ils auront du soutien en cas de problème. Leur faire sentir qu’on les considère importants dans la solution. Créer un climat de travail sain, harmonieux et demander à tous d’y contribuer en proscrivant les comportements hostiles dans l’équipe. «Le pouvoir d’agir»: s’entourer de co-leaders qui apprécient de pouvoir aider. Donner aux gens les outils et les moyens pour bien travailler. S’assurer que chaque tâche est appropriée pour la personne à qui on la confie, afin que chacun sente qu’il a toutes les compétences et la formation pour faire ce qu’il sait le mieux faire. Alors, comment a-t-on pu demander plus pour la 5e vague que pour les 4 vagues précédentes alors que chacun pensait déjà avoir donné son maximum? Bien voilà, il a fallu donner du sens à tout ça, valoriser et donner aux gens le pouvoir d’agir. L’un de nos puissants leviers a été d’ouvrir un nombre de plages de réorientation P4P5 de l’urgence encore plus important qu’à l’habitude. En plus de permettre l’adhésion à la lettre d’entente 269 par la reconnaissance de notre accès populationnel en période COVID-19, cette offre nous a permis de convaincre notre établissement de nous laisser nos ressources professionnelles puisque nous apportions un soutien direct au bon fonctionnement de la salle d’urgence. Tant nos médecins que nos infirmières ont adhéré à ce projet, malgré la surcharge de travail. Pourquoi je vous raconte tout ça? Je sais bien que des milieux comme le nôtre, des histoires comme celles-là, il y en a eu des dizaines, des centaines dans le Québec. Mais je vous le raconte au cas où un gestionnaire à la Barrette ou à la Legault passerait par ici. Vous savez, ces gens qui, gonflés par des succès antérieurs, finissent par oublier la base et réutiliser de vieilles recettes désuètes. La mobilisation, ça peut se faire contre toi ou avec toi. Ça peut se faire par la peur, la menace et l’intimidation, ou par le sens, la valorisation et le pouvoir d’agir. Ça peut se faire par le leadership positif et inspirant ou par l’autorité et l’imposition. Menace et intimidation Quand les gens ont de l’énergie, la menace et l’intimidation peuvent fonctionner. Ça fouette, ça réveille, ça oblige à bouger. Ça donnera les résultats attendus, certes, mais ceux-ci seront de courte durée. Avec le temps, les gens se démobiliseront, se fatigueront et se coucheront pour la plupart. Certains tenteront une révolte contre les leaders. Mais au bout du compte, le résultat attendu ne sera plus au rendez-vous. L’intimidation et la menace envers des gens fatigués, ça ne peut entraîner que deux chose: la démobilisation ou la fuite. Quand tu n’as plus d’énergie pour te battre ou pour faire ce qu’on veut t’obliger à faire, tu prends ce qui te reste pour fuir, ou tu t’isoles et tu fais le minimum pour survivre. Alors dites-moi, il a pris ça où, monsieur Legault, son idée d’intimider les médecins de famille à l’automne? Entre deux vagues, alors qu’ils avaient tout donné pour soutenir le réseau dans la lutte à la pandémie, il a choisi pour «merci» une sortie publique bien percutante. Selon lui, il avait en main les noms des «médecins de famille qui ne font pas un bon travail». Sa solution pour augmenter la capacité d’accès aux médecins de famille? «On ne pense pas que c’est en négociant avec le syndicat qu’on va y arriver, ça été essayé (…) et ça n’a pas fonctionné.» Vraiment? Pourtant j’ai entendu dire que la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ) avait proposé aux émissaires du MSSS une série de mesures intéressantes pour dégager de la capacité en médecine familiale. Évidemment, la prémisse de la FMOQ est différente de celle du Ministère. Les problèmes d’accès ne sont pas le résultat de la paresse ou des caprices des médecins famille. Ils sont plutôt dus à une pénurie relative de médecins de famille (qui doivent toujours offrir 40% de leur temps en milieu hospitalier contrairement aux autres provinces) ainsi qu’à des éléments organisationnels de la pratique. Mettre en place des guichets accès pertinence, garantir le soutien des ressources professionnelles en GMF, diminuer la charge administrative (formulaires, paperasse), permettre l’inscription des patients orphelins aux groupes de médecins plutôt qu’à des médecins individuels, voilà autant de solutions proposées par la FMOQ et qui ne semblent pas avoir trouvé oreille. Quel est le sens du PL11? Pour couronner le tout, le ministre Dubé est allé de l’avant, juste avant la montée du tsunami Omicron et a déposé un projet de loi (PL11) qui, à ses dires, va régler les problèmes d’accès au médecin de famille. Que contient exactement ce fameux PL11? Au fond, pas grand-chose. Il tient en quelques paragraphes. Mais il a une portée sans limite. Grace au PL11, tous les médecins devront adhérer au fameux hub, l’orchestrateur. Rappelons que la FMOQ et les médecins de famille s’étaient montré d’accord pour favoriser l’adhésion au hub et que son déploiement était déjà en cours… Du «sens»? Quel est le sens d’un projet de loi qui impose ce qui avait déjà été accepté de bonne foi? Mais avant tout, le PL11, c’est la légitimité du MSSS de pouvoir tout surveiller et contrôler. Pour la population, ici, cela fait plein de «sens». Le gouvernement paie, il doit pouvoir valider qu’il en a pour son argent. Pour les médecins de famille, ça fait moins de sens. Le gouvernement a déjà accès aux données de facturation et au RVSQ. Et les médecins de famille savent déjà pourquoi ils n’arrivent pas à fournir plus d’accès. Ils ont même des solutions ! Pour offrir un peu plus de «sens», il faudrait d’abord que le MSSS explique ce qu’il compte faire si l’orchestrateur lui révèle que les médecins ne voient pas assez de patients à son goût… Va-t-il leur donner du «pouvoir d’agir» et des outils pour augmenter leur productivité? Ou va-t-il les simplement «dévaloriser» en les traitant de paresseux et en les pénalisant ? La recette de la mobilisation semble bien mal partie… Je suis convaincu que tous les médecins de famille aimeraient pouvoir recevoir plus de patients, plus vite. Pour cela, il faudrait s’assurer que les tâches qui leur sont confiées sont dans leur champ d’expertise et qu’ils ont les bons outils en main. Combien de médecins de famille doivent actuellement jouer au psychologue, au travailleur social, à l’infirmière, au nutritionniste, au physiothérapeute, au fonctionnaire, et j’en passe? Le PL11 ne propose rien pour régler tout cela. Dénué de sens, dévalorisant et sans outils pour augmenter le pouvoir d’agir, il servira avant tout à collecter des données pour démontrer ce que le gouvernement pense déjà savoir: que les médecins de famille travaillent mal. J’ai beau chercher dans mes quelques notions de management, je ne comprends pas en quoi tout cela va améliorer la situation. Pire, je pense sincèrement que ça va se détériorer. Parce que notre groupe n’est plus gonflé d’énergie comme à l’époque du PL20. Il est fatigué. Intimider un groupe fatigué… Ça me rappelle un peu le fameux TSO chez les infirmières. Même manager, même management. Non, le PL11 n’est pas un projet de gestion. C’est un projet politique qui vise à faire porter par un seul groupe de professionnels l’odieux des échecs successifs des gouvernements antérieurs et actuel à insuffler à la première ligne un vrai projet rassembleur et mobilisateur, porteur de résultats pour la population qui le mérite amplement par les sommes investies à partir de leurs impôts. Heureusement, il reste encore des dizaines de leaders positifs sur le terrain. Dans les GMF, dans les pharmacies communautaires, même dans les CISSS et les CIUSSS! Ce sont eux, entourés de leurs équipes, qui font la différence. Ils aimeraient pouvoir compter eux aussi sur des leaders positifs au-dessus d’eux. Il semble que dans les hautes sphères du ministère de la santé, cela soit devenu un phénomène rare. Est-ce que cela pourrait avoir un lien avec la politisation du système?

Pratique Santé

La mobilisation pour les nuls

Pour accéder au contenu, connectez-vous ou créez un compte gratuit.

Derrière ce blogue:

Mathieu Pelletier

Catégories connexes