La Dre Mabel Carabali: Inégalités en santé, la lutte passe par des données fiables

Professeure adjointe au sein du département de médecine sociale et préventive de l’École de santé publique de l’Université de Montréal, la Dre Mabel Carabali est une chercheuse chevronnée en épidémiologie sociale. Elle étudie les maladies infectieuses à travers le prisme des inégalités sociales de santé (ISS). Son principal défi : colliger des données fiables pour ensuite leur appliquer des méthodes d’analyse rigoureuses. «Il faut se méfier de ce qui est mesuré et de comment c’est mesuré», prévient-elle en entrevue avec Profession Santé. Les inégalités sociales et raciales en matière de santé sont l’objet de nombreuses publications scientifiques. Or, lorsque vous avez commencé à vous y intéresser il y a 20 ans, ces enjeux passaient sous le radar. Qu’est-ce qui vous a amenée à les ausculter? Je travaillais à l’époque comme médecin de première ligne en Colombie et je faisais de la recherche biomédicale sur la dengue. Dans la littérature scientifique, l’ascendance africaine était décrite comme un facteur de protection contre les formes graves de la maladie, alors qu’au Brésil ou en Colombie, elle était plutôt associée à une gravité et à une mortalité accrues. Le moustique vecteur de la fièvre dengue étant aveugle en ce qui concerne la couleur de la peau, j’ai cherché à comprendre pourquoi en menant un projet personnel. En analysant la répartition de la dengue dans la ville de Cali, en Colombie, j’ai observé une proportion de cas graves plus élevée chez les Afro-Colombiens qui habitaient les quartiers les plus pauvres. Mon intérêt pour les ISS a commencé là et ce constat m’a motivée comme épidémiologiste à travailler en santé publique pour trouver des solutions de grande ampleur à ces inégalités. Comment les définiriez-vous, ces inégalités sociales de santé? Dans l’absolu, une inégalité, c’est seulement une différence entre deux groupes identifiés. Ça peut être un écart de taux de mortalité entre deux pays, ou entre hommes et femmes par exemple. Mais quand on parle d’inégalités sociales de santé, la différence provient de facteurs sociaux, économiques, ou ethniques. Cette différence est par nature injuste sur le plan éthique, car elle désavantage des groupes par rapport à d’autres. Elle est également évitable, parce qu’il est possible d’agir pour en atténuer les conséquences. Dans cette perspective, la solution doit être plus équitable qu’égalitaire. L’image typique, c’est celle de trois enfants, un grand, un moyen et un petit, se mettant debout sur des caisses en bois pour regarder un match de soccer derrière une barrière. Si chacun a une caisse de taille égale, le petit ne voit rien, alors que si la taille des caisses s’adapte à celle des enfants, les trois voient la partie. Concrètement, comment se manifestent ces inégalités? Autrement dit, en quoi la couleur de la peau peut-elle influer sur les déterminants de la santé? Être Noir, ce n’est pas une caractéristique sociale ou économique. Ce sont les conditions de vie des personnes racialisées qui créent des inégalités et des iniquités. Qu’est-ce qui fait que les Colombiens afrodescendants qui contractent la dengue ne vont voir le médecin que s’ils sont gravement malades? C’est parce qu’en raison de leurs faibles revenus, ils sont couverts par le régime d’assurance publique qui ne leur donne pas de congés de maladie payés. Il y a aussi tout un fardeau social qui vient avec l’ethnicité. Comme professeure, je suis privilégiée, mais si je travaillais comme caissière dans une épicerie, mon statut changerait du tout au tout. Je serais physiquement plus exposée à la COVID-19 et, à cause de mon emploi précaire, je pourrais beaucoup moins facilement m’absenter du travail si j’étais infectée. J’aurais aussi de la difficulté à me faire soigner si je tombais malade, car je n’aurais probablement pas de médecin de famille. Je serais également plus à risque de complications, car je présenterais des comorbidités comme le diabète ou l’hypertension, dont les populations noires au Canada souffrent plus que les autres. Plusieurs études ont mis en lumière ces inégalités face au coronavirus. Cependant, lors d’une conférence virtuelle organisée dernièrement1, vous vous êtes montrée sceptique sur les données publiées. Pourquoi? Depuis le début de la pandémie, les ISS sont effectivement devenues à la mode. Ma préoccupation concerne la robustesse des évaluations proposées parce que l’on ne dispose généralement pas de statistiques précises sur l’ethnicité, notamment au Canada. L’erreur la plus fréquente dans les études sur les ISS, c’est l’absence de dénominateur commun fiable. Si l’on veut par exemple comparer la prévalence de la COVID-19 entre deux quartiers, il faut connaître tous les déterminants socio-économiques et raciaux des populations concernées et leurs effets intersectionnels; bien souvent, ces informations sont parcellaires ou relatives. L’autre enjeu, c’est le phénomène de sous-déclaration des cas d’infection au virus, plus fréquent parmi les personnes racialisées pour les raisons que j’ai évoquées précédemment avec l’exemple de la caissière. On ne voit ainsi que la pointe de l’iceberg. À partir de données imparfaites, les inégalités sont donc mesurées avec imperfection. Mes travaux de recherche visent justement à élaborer des méthodes rigoureuses de collecte et d’analyse pour corriger ces imperfections, le but étant de présenter un portrait précis et exhaustif des ISS. Sans cela, on ne parviendra pas à résoudre le problème de manière adéquate. Que faudrait-il alors faire pour améliorer la qualité des données collectées au Canada? La Santé publique de l’Ontario cherche depuis juin 2020 à recueillir des données sociodémographiques auprès des personnes ayant reçu un test positif à la COVID-19. L’Institut national de santé publique du Québec s’y est également essayé. Mais beaucoup de gens ne veulent pas communiquer ce genre d’information. En Colombie, on a résolu le problème en rendant obligatoire le renseignement relatif à l’ethnicité sur les fiches de notification des maladies infectieuses. Mais il faut dire que les problèmes de santé publique et d’inégalités raciales étant plus grands là-bas qu’ici, ils ont plus d’expérience en la matière. Cette solution contraignante serait-elle, selon vous, envisageable au Québec? Je ne pense pas, car le Québec suit plus ou moins l’exemple de la France en limitant la collecte de données sur l’origine ethnique de ses citoyens. Ça part d’une bonne intention, pour éviter qu’elles ne soient utilisées à des fins de discrimination raciale, mais ça pose un sérieux problème. Comment analyser les enjeux d’ethnicité dans le but de les solutionner si l’on ne dispose pas de données probantes? C’est avant tout une question de volonté politique que de reconnaître et d’identifier les problèmes d’inégalités raciales. 1. Centre de recherche en santé publique de l’Université de Montréal. L’évaluation des inégalités socio-économiques et raciales : rapports de la recherche en santé mondiale. Conférence virtuelle qui s'est déroulée le 31 mars 2022.

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