La demande d’admission en médecine de Mike Long Trail*

Je faisais partie du comité d’admission en médecine.Pourquoi moi? Je ne le sais pas. Peut-être poursuivais-je alors une carrière universitaire? Peut-être que cela n’intéressait personne ou qu’aucun n’avait le temps d’aller là-haut pour les entrevues?J’avais à interviewer des candidats qui venaient de terminer leur cégep ou qui détenaient un diplôme universitaire, un baccalauréat ou une maîtrise dans une autre discipline que la médecine. Je n’étais pas seul. Nous étions en binôme pour formuler nos recommandations. Parfois même, il nous arrivait d’avoir à rencontrer des Ph. D. Ce que je me sentais alors petit…Des candidats qui, somme toute, étaient tous du pareil au même. Unanimement jeunes, beaux, intelligents, dynamiques et déterminés. Détenteurs d’une cote R impressionnante1. Bien meilleure que celle que j’avais moi-même obtenue. Ils avaient compris le système d'admission. Ils devaient se démarquer et sortir du lot puisque les postes étaient très contingentés: moins d’un candidat sur dix était accepté en médecine.Il leur fallait se faire remarquer, séduire, convaincre. Tous parlaient deux ou trois langues; tous avaient fait du bénévolat; tous pratiquaient et excellaient dans des sports. Il y avait même des athlètes olympiques, des joueurs d’équipes professionnelles, et des virtuoses. Ils avaient tous réalisé des exploits impressionnants, gravi le Kilimandjaro ou surfé sur les plages d’Hawaï et d’Indonésie. Des travailleurs acharnés. La plupart d'entre eux étaient issus de bonnes familles - plusieurs avaient un père ou une mère médecin, quand ce n’était pas les deux. Alors que moi, je venais d’un petit village perdu, en réalité du fin fond d’un rang d’un village perdu, né de parents bien ordinaires, ne sachant pas jouer au hockey sinon qu’en patinant sur la bottine, et ne parlant qu’une seule langue. En réalité, je pâmais d’envie et d’admiration face à ces jeunes remplis de tant de talents et d’ambition.Bref, ils voulaient tous faire médecine avec le même but: sauver des vies, soulager la souffrance et faire de la coopération internationale. Être de grands médecins, quoi!Alors qu’en réalité, 10 ans plus tard, plusieurs d'entre eux n’auraient qu’une seule idée en tête: faire de l’argent, le plus d’argent possible. S’acheter une grosse cabane à Outremont, à Westmount ou sur Le Plateau. Avoir une grosse bagnole, une BMW ou une Mercedes – le plus gros char de la rue. Et voyager. Aller aux Seychelles, à l’Île de Pâques, en Afrique du Sud, au Cap Vert, dans un Club Med, sans égard aux conséquences environnementales. Que trouve-t-on là-bas que l’on ne trouve pas ici? Les paysages? Les gens? L’aventure? Faire de l’argent par tous les moyens possibles, en inscrivant plein de patients pour avoir droit aux forfaits sans pouvoir s’occuper de tous par la suite. Pourquoi cela? On gagne très bien sa vie au public.Dites-moi, que leur fait-on, à l’université ou durant leur carrière, pour qu’ils changent à ce point? Pourquoi perdent-ils leurs idéaux et leurs nobles valeurs? À moins que tout cela ne soit qu’un immense bluff, un jeu de séduction et de prestidigitation pour être admis au temple?Voilà donc qu’arrive Mike Long Trail*. Comment oublier pareil nom?À l’époque, l’université réservait un certain nombre de postes en médecine aux candidats venant des autres provinces ou issus des collectivités autochtones.Tout un candidat que ce Mike! Une montagne d’homme. Grand et fort. Bâti comme un haltérophile ou un lanceur de poids. Impressionnant, ce jeune homme venu d’un lointain village autochtone du nord ontarien. Détenteur d’une ceinture noire en karaté. Devenu ambulancier après que sa précédente demande d’admission en médecine ait été refusée. Lui aussi parlait trois langues, comme les autres: sa langue maternelle autochtone, l’anglais et le français (bien qu’imparfaitement).Lui aussi tenait le même baratin que les autres: il voulait sauver des vies. Il voulait également aider son peuple, ravagé par la sédentarité et la consommation. Il voulait retourner là-bas et devenir le médecin du village.Avec lui comme avec les autres, comment départager le vrai du faux?Trois choix s’offraient à moi: recommander l’acceptation, la déconseiller ou demander un deuxième avis. J’ai opté pour demander un deuxième avis. Pourquoi donc? Je ne sais pas. J’avais pourtant un biais favorable à son égard, peut-être parce qu’il venait d’un petit village comme moi, même si je trouvais certains éléments de son parcours comme exagérés. J’ai appris par la suite que le jeune homme avait été accepté en médecine. Il semble toutefois que son parcours ait été laborieux et qu’il ait connu une fin tragique. Tout cela est-il vrai? Mythe ou réalité, je ne sais pas. Bien sûr, je pourrais taper «Mike Long Trail médecin» sur Internet et voir ce qu’il en est.Mais à quoi bon? Quand je repense à tout cela, je me dis que notre destin ne tient souvent qu’à bien peu de chose. Une petite entrevue d’une trentaine de minutes et vous voilà propulsé parmi les élus ou exclus des privilégiés. Que parfois une rencontre inopinée, un hasard, un imprévu viennent changer tout le reste de notre vie.* Mike Long Trail est un nom fictif dérivé du nom qu’avait le jeune homme.Ce que la cote R nous dévoile