«J’avais hâte de ralentir» : en pharmacie, la retraite à son rythme

Dossier | Retraite | Profession Santé, juin-juillet 2024Passage tantôt redouté, tantôt attendu, mais toujours obligé, le départ à la retraite est souvent progressif en pharmacie. Horaires aménagés, réduction des activités, recentrage sur la pratique clinique… L’idée étant de continuer à contribuer tout en profitant de la vie. Portraits de professionnels rendus à cette étape cruciale de leur vie.«Le plus difficile dans la retraite, c’est de prendre la décision et de choisir le bon moment», résume la pharmacienne Rachel Rouleau, «officiellement à la retraite mais pas complètement» depuis deux ans. La carrière de Rachel Rouleau a été riche, comme en témoignent les nombreux trophées exposés dans son bureau à domicile, alors difficile de tout arrêter du jour au lendemain. Si elle n’est plus cheffe adjointe du département de pharmacie au CIUSSS de la Capitale-Nationale, la pharmacienne poursuit ses activités d’enseignement, de conseil et d’accompagnement bénévole de patients, entre deux conférences. «Il y a tellement de choses à faire, j’ai beaucoup de chance de tomber à un moment où il y a une rareté de ressources humaines partout», confie-t-elle. «Je travaille moins et je choisis ce que je fais», se réjouit la jeune retraitée – elle a choisi de partir lorsqu’elle a été admissible, à 52 ans – qui pense continuer sa pratique clinique encore 2 ou 3 ans.Choisir, c’était aussi le mot d’ordre de Jean-François Bussières lorsqu’il a décidé son départ à la retraite, il y a deux ans. À 58 ans, l’ancien directeur du département de pharmacie du CHU Sainte-Justine estimait avoir fait son temps. «C’était une bonne chose, tant pour le renouveau du département que pour laisser la chance aux autres. Certains étaient intéressés à prendre le relais», confie-t-il. Alors, il a recentré ses activités sur la direction de l’Unité de recherche en pratique pharmaceutique (URPP) du CHU et l’enseignement; Jean-François Bussières encadre aujourd’hui une quinzaine d’étudiants à l’année. «Je n’ai plus de gestion des ressources humaines et matérielles, j’ai diminué de moitié mes heures travaillées et doublé mon temps de vacances !» Ce retraité reste néanmoins bien occupé : il travaille environ 30 heures par semaine, mais prend enfin le temps de voyager. «Quand je reviens, je dois souvent mettre les bouchées doubles pour rattraper mon retard», reconnaît-il dans un sourire.Si ce nouveau rythme lui convient, il a fallu préparer ses équipes en amont. «Je devais assurer la transition et le transfert de connaissances.» Une honnêteté parfois à double tranchant. «Le dire peut accélérer ta fin de vie utile. Personne ne me reprochait rien, mais c’est un peu comme si j’abandonnais le navire pour certains.» D’un autre côté, cette prévoyance lui a permis de mûrir sa décision et de partir en plein contrôle de la situation. «Je ne me sentais pas dépassé. Si j’avais continué, peut-être que j’aurais trop tiré sur la corde et que j’aurais franchi le point d’équilibre entre les attentes des gens et la qualité de mon travail.»À lire aussi: Conseils pour une retraite épanouie Se sentir dépassé, c’est bien ce qui a poussé Daniel Leboeuf à se retirer progressivement de la pratique. Pharmacien propriétaire à Percé depuis une dizaine d’années, il a pris sa semi-retraite à contrecœur en 2013, lorsque son jeune associé lui a annoncé qu’il voulait racheter sa pharmacie. Daniel Leboeuf aurait pu continuer quelques années de plus, mais l’occasion était trop belle. «En Gaspésie, ce n’est pas tous les jours qu’un acheteur se présente !» s’amuse-t-il. L’ancien propriétaire a renoué avec son ancien statut de pharmacien remplaçant et a épaulé ses amis aux quatre coins de la province : Cantons-de-l’Est, Îles-de-la-Madeleine, Blanc-Sablon… «Je ne voulais pas investir de nouveau ou prendre un autre emploi à temps plein, raconte-t-il. Une pharmacie peut parfois être comme un boulet au pied. Alors je me suis concentré sur la relation avec les patients et la pratique clinique.» Cette préretraite aura finalement duré dix ans : Daniel Leboeuf comptait rendre son permis d’exercice à 60 ans, mais a repoussé l’échéance à cause de la pandémie de COVID-19. «J’ai eu l’opportunité d’être vaccinateur et j’ai beaucoup aimé ça», raconte-t-il. C’est donc à 62 ans qu’il a tiré sa révérence, alors qu’il commençait à se sentir moins à jour sur les médicaments. «Dans le temps, vous m’auriez posé une question sur le Diamicron, je vous aurais répondu du tac au tac. Mais aujourd’hui, oubliez-moi !»Peut-on vraiment quitter définitivement la pharmacie, même une fois admissible à la retraite ? À cette question, le pharmacien et ancien gestionnaire Denis Roy répond par un «non» catégorique : «La pharmacie est une vocation. [...] Il y a encore énormément à faire pour éviter que les gens ne consultent pas un médecin pour rien. La profession nous donne des privilèges et il faut les prendre au sérieux.» Lui a donc fait le choix, il y a quatre ans, de «se déprescrire en douceur du travail» et de se recentrer sur une pratique clinique qu’il n’a jamais quittée, tout en étant directeur des affaires professionnelles chez Pharmaprix et président de l’Association des bannières et chaînes de pharmacie (ABCPQ). «Je travaillais à temps partiel dans la pharmacie de ma conjointe depuis une dizaine d’années», explique-t-il. Il passe désormais entre 20 et 24 heures par semaine derrière son comptoir, à Lachine. Délesté des impératifs administratifs et de gestion, Denis Roy a tout le loisir de se concentrer sur ses patients. «C’est une pharmacie très impliquée dans la communauté, on connaît les patients, on les prend en charge, on vérifie leur pression artérielle, leur dossier santé… Ce sont toujours de belles journées, même s’il y a quelques patients impatients», reconnaît-il.À peine trois kilomètres séparent Denis Roy de la pharmacie Uniprix dans laquelle travaille Élizabeth Verge depuis plus d’un demi-siècle. Il y a deux ans, à l’âge de 73 ans, la pharmacienne a pris une retraite bien méritée, mais n’a pas lâché la barre pour autant. «Les gens me connaissent, je connais les gens, j’aime encore travailler !» s’enthousiasme celle qui a vu naître certains de ses patients, devenus parents et grands-parents. «J’avais la retraite en tête depuis quelque temps, et j’étais déjà fière de mon parcours. Je n’étais pas tannée, mais je voulais moins de pression.» Élizabeth Verge a donc choisi de devenir assistante technique en pharmacie, un jour par semaine – c’était ça ou rien, a-t-elle expliqué aux nouveaux propriétaires. «Je fais des choses que les autres techniciennes ne font pas, et les médecins et pharmaciens continuent de me demander mon avis.» Arrêtera-t-elle un jour ? «Quand j’irai au travail à reculons, oui», prédit-elle.La retraite, très peu pour Anne Maheu également. À 61 ans, la pharmacienne en GMF a opéré un retour à la pratique il y a 11 ans, après avoir passé plus de 25 ans dans l’industrie pharmaceutique. «Si je travaillais encore à temps plein dans l’industrie pharmaceutique, je serais déjà retraitée. Ma satisfaction au travail n’était pas la même. Aujourd’hui, quand je rentre du travail, j’ai l’impression que j’ai vraiment fait une différence.» Elle se laisse aujourd’hui quelques années de plus avant de partir à la retraite. De son côté, Marie-Josée Massicotte a elle aussi fait le choix de préserver sa santé et son bien-être en se départant de la pression qu’impliquait son statut de pharmacienne propriétaire. «J’avais hâte de ralentir. Mes trois dernières années ont été très intenses, je faisais entre 8 et 10 heures de travail par jour, debout. En plus de la gestion du manque de personnel, qui était atrocement dure à vivre», se souvient-elle, également échaudée par «une clientèle plus agressive depuis la pandémie». Aujourd’hui, cette jeune sexagénaire est pharmacienne en résidence privée pour aînés (RPA) et a laissé ce rythme effréné pour une pratique plus calme et moins impersonnelle. «Les dossiers sont complexes, on voit les patients toutes les semaines, on est en contact avec les infirmières du CLSC et les médecins.» Elle se voit encore travailler pendant quelques années, si sa santé le lui permet. «Mais je me vois aussi sans la pharmacie !» assure cette pianiste d’un orchestre de jazz à Lévis.Préparer l’aprèsQu’ils continuent d’exercer ou non, tous et toutes sont unanimes sur ce point : il faut penser à l’après, redéfinir ses priorités et ses centres d’intérêt. Car sans le travail, le vide peut sembler abyssal. «La retraite peut être brutale et créer une crise d’estime de soi, confirme Jean-François Bussières. Surtout en ce qui a trait à la socialisation et à la collégialité. On peut remplacer des tâches, mais quand tu as l’habitude de voir 50 ou 60 personnes au cours de la semaine, ça peut être dur.» L’ancien pharmacien d’établissement s’est bien gardé de ne vivre qu’à travers son travail. «Beaucoup de gens pensent que je ne me définis que par ça, alors qu’au contraire, j’ai une vie familiale et sociale bien remplie, je m’intéresse à la généalogie, à l’histoire, je fais du sport…» Une vie dont il compte bien continuer de profiter en se retirant progressivement des radars de la pharmacie, même s’il refuse de «donner [sa] date de péremption» pour l’instant.Ce vertige du vide, Denis Roy l’a bien vécu, malgré sa pratique clinique et une formation de l’Institut des administrateurs de sociétés. Il a alors décidé de multiplier les activités sportives et familiales, et s’est aperçu avec joie qu’à la retraite, le temps semblait s’étirer. «C’est merveilleux de pouvoir prendre son temps ! Je suis aussi deux fois grand-papa», se réjouit-il. Ce qui pourrait lui faire définitivement arrêter la pharmacie ? Plus de responsabilités en gouvernance, ou le projet, encore embryonnaire, qu’il porte avec sa compagne Karine Arpin : fonder une maison d’hébergement pour les jeunes déficients intellectuels. «Nous avons une petite-fille de 16 ans qui a une déficience intellectuelle [...]. Ces jeunes ont beaucoup de besoins, car ils ne peuvent pas vivre seuls et ont besoin de ressources.»Continuer de contribuer à une communauté qui lui a tant apporté, c’est aussi le choix qu’a fait Daniel Leboeuf, même s’il a complètement arrêté la pharmacie. Nouveau président du Géoparc de Percé depuis l’automne 2023, Daniel Leboeuf a aussi créé un fonds de soutien à l’école de permaculture Val-d’Espoir de sa ville, auquel il a lui-même contribué à hauteur d’un million de dollars. «J’ai un fonds de pension confortable, et c’est toute la communauté qui a permis de construire le fonds de roulement et le capital de mon ancienne pharmacie. C’était normal que ça leur revienne.» Un juste retour à l’envoyeur qui n’empêche pas de s’accorder, enfin, du temps. Rachel Rouleau elle aussi continue d’œuvrer pour sa communauté, mais profite du temps qui lui est alloué pour faire des choses qu’elle aime – terminer de débroussailler son terrain de 100 acres pour y créer des sentiers, ou aider ses neveux et nièces à concrétiser leurs projets. «Je suis allée en pharmacie, car je voulais aider, et ce besoin m’habite encore. J’ai certainement trouvé un meilleur équilibre aujourd’hui», confie-t-elle. Mais elle concède tout de même : «Je ne vais probablement jamais me reposer.»

«J’avais hâte de ralentir» : en pharmacie, la retraite à son rythme

Pour accéder au contenu, connectez-vous ou créez un compte gratuit.

Catégories connexes