Fin de vie: les personnes atteintes de cancer se sentent obligées de se battre

Sur quels critères les personnes en fin de vie privilégient-elles une option de traitement plutôt qu'une autre? Alors qu’une approche rationnelle voudrait que toute décision repose sur un choix éclairé, réfléchi et discuté, et surtout sur l'espoir de guérison, une nouvelle étude1, publiée dans la revue de l’American Psychological Association, démontre que les émotions jouent un rôle clé dans le mécanisme de prise de décision, en particulier celles associées à la pression sociale et à l’impératif moral de «se battre contre la maladie». Des chercheurs du Rutgers Institute for Health, Health Care Policy and Aging Research, aux États-Unis, se sont en effet intéressés à la prise de décision en fin de vie chez les patients atteints d'un cancer en phase terminale. Pour ce faire, l’équipe du Dr Login S. George, auteur principal de l’étude, a recruté 116 personnes atteintes d’un cancer avancé ou d’un mauvais pronostic et recevant un traitement dans plusieurs sites cliniques dont le Rutgers Cancer Institute – seul centre de cancérologie complet approuvé par le National Cancer Institute dans l’État du New Jersey –, entre avril 2022 et mars 2024. À lire aussi: Les survivantes du cancer du sein vieillissent plus vite que les autres femmes, selon une étudeLes participants éligibles avaient une espérance de vie médiane de moins de 12 mois et étaient à un stade avancé de cancer, notamment du pancréas, du poumon, colorectal ou du sein. Ces derniers ont dû répondre à une série de questions d’entretien structurées, afin d’évaluer notamment si la culpabilité et le sens du devoir les poussaient à poursuivre des traitements anticancéreux non bénéfiques malgré un mauvais pronostic. Plus précisément, des éléments de l'échelle de Likert ont été utilisés pour opérationnaliser:les émotions morales: ressentir de la honte et de la culpabilité face à l'aggravation du cancerles motivations morales du traitement du cancer: percevoir une obligation envers la famille de poursuivre des traitements potentiellement non bénéfiquesla performance morale: donner l'impression de se sentir mieux que ce que l'on ressent réellement (échelle de réponse en 5 points, de pas du tout à beaucoup). Plusieurs variables de détresse et de prise de décision en fin de vie ont également été évaluées. Poursuivre des traitements pour ne pas délaisser ses prochesLa plupart des patients (76,7%-87,1%) a déclaré qu’ils n’éprouveraient pas de honte, de culpabilité ou d’embarras si leur cancer évoluait. En revanche, une majorité des patients participant à l’étude ont déclaré qu'ils poursuivraient des traitements potentiellement non bénéfiques par obligation morale ou pour le bien de leurs proches (64,7% à 87,9% ont répondu «un peu» ou plus pour chacune des questions). Par exemple, à la question «Arrêter les traitements anticancéreux équivaudrait à abandonner ma famille», 19% des patients ont répondu «un peu», 19% «plutôt», 15,5% «beaucoup» et 11,2% «énormément». À la question «Essayer d'autres traitements anticancéreux serait plus facile pour ma famille», 18,1% des patients ont répondu «un peu», 33,6% ont répondu «plutôt», 18,1% ont répondu «beaucoup» et 18,1% ont répondu «énormément».Le score moyen des motivations morales était associé à une probabilité plus élevée de privilégier les soins de prolongation de vie aux soins de confort (t = −3,16, p = 0,002) et à une probabilité plus faible d'avoir une discussion sur la planification préalable des soins (t = 3,19, p = 0,002). À lire aussi: Cancers pédiatriques: un outil de dépistage systématique pour alléger le fardeau de la maladieDe même, jusqu'à 86% des patients ont déclaré s'efforcer de paraître plus optimistes et en meilleure forme physique qu'ils ne l'étaient réellement en présence de leurs proches (65,9% - 86,2% ont répondu «un peu» ou plus pour chacun des items). Par exemple, pour la proposition «Devant mes proches, j'essaie d'avoir l'air plus en forme physiquement que ce que je ressens réellement», 24,1% ont répondu «un peu», 28,4% ont répondu «plutôt», 15,5% ont répondu «beaucoup» et 12,1% ont répondu «énormément». Minimiser sa souffrance face aux médecins comme à la familleCe réflexe de minimiser leur malaise s'est même répercuté sur leur comportement en présence de leur oncologue: plus de 41% ont déclaré s'efforcer de paraître plus optimistes et en meilleure santé en présence des médecins, ce qui a été associé à une plus grande détresse chez les patients. Plus précisément, à la question «Devant mon médecin, j'essaie d'avoir l'air plus en forme que je ne le suis en réalité», 12,1% ont répondu «un peu», 19,8% ont répondu «plutôt», 6,9% ont répondu «beaucoup» et 2,6% ont répondu «énormément».Les auteurs soulignent des variations concernant ces processus moraux, notamment le fait que les femmes ont montré des scores plus élevés que les hommes en ce qui concerne la performance morale devant l'oncologue; et qu’une plus grande religiosité des patients est associée à une performance morale plus élevée devant la famille et l’oncologue. Mais la performance morale face à l’oncologue était associée à une plus grande détresse liée au pronostic (r s = 0,32, p = 0,001), à des symptômes psychologiques plus graves (r s = −0,26, p = 0,004) et à une acceptation moins sereine du cancer (r s = −0,25, p = 0,006). De la même manière, des sentiments plus importants de honte et de culpabilité concernant la progression du cancer ont été associés de manière significative à une plus grande détresse à l'égard du pronostic, à des symptômes psychologiques plus graves et à une acceptation moins sereine du cancer. À lire aussi: L’empathie des soignants atténue le fardeau des difficultés respiratoires pour les patientsDes scores plus élevés sur les motivations morales et la performance morale avec l'oncologue ont été associés au choix d'une approche de traitement de fin de vie plus intensive; des scores plus élevés sur les motivations morales ont également été associés à une probabilité plus faible d'avoir une discussion sur la planification préalable des soins. À l’inverse, les patients qui privilégient les soins de confort ont montré des motivations morales plus faibles pour poursuivre un traitement potentiellement non bénéfique, ainsi que des performances morales moindres face à leur oncologue, par rapport à ceux qui avaient privilégié les soins agressifs. Enfin, les personnes n’ayant pas eu de discussion sur la planification préalable des soins ont montré des motivations morales plus élevées pour poursuivre des traitements potentiellement non bénéfiques que celles qui avaient eu ce genre de discussions.Les auteurs concluent que «les motivations et les performances morales sont prévalentes et influencent la façon dont les patients se comportent devant leurs proches et leurs cliniciens et prennent des décisions de traitement en fin de vie». Plus précisément, la plupart des patients se sentent moralement obligés de poursuivre les traitements liés à la maladie, même s'ils n'en retirent aucun bénéfice, et de nombreux patients donnent l'impression de se sentir mieux qu'ils ne se sentent en réalité, certains exprimant même un sentiment de honte ou d'embarras. «Dans les soins cliniques, la prise en compte des processus moraux au cours des discussions sur la planification préalable des soins et la prise de décision en matière de traitement peut contribuer à la cohérence des valeurs des soins de fin de vie», écrivent-ils.Référence: George LS, Saraiya B, Mohile S, Muha E, Sarwar S, Duberstein PR. Obliged to fight? Patient moral processes in the face of poor prognosis cancer. Health Psychology. 2025. 44(6), 587–596. https://doi.org/10.1037/hea0001438. Le manuscrit accepté de cet article sera accessible au public à partir du 16 décembre 2025.

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