Entrevue avec le Dr Luc Boileau: «On n’a pas le choix de miser sur la prévention»

Depuis son inscription au tableau de l’ordre en 1982, le Dr Luc Boileau a occupé de nombreux postes au sein du réseau de la santé et des services sociaux. Sa carrière a culminé avec sa nomination, en janvier 2022, au poste de directeur national de la santé publique et sous-ministre adjoint. À quelques jours de quitter ces fonctions, le spécialiste en santé publique et en médecine préventive a accordé une entrevue-fleuve à Profession Santé.Propos recueillis par Christian Leduc et Geoffrey DiratBilan de son mandat, création de Santé Québec, indépendance de la santé publique, budgets alloués à la prévention, hésitation vaccinale, perte de confiance dans la science ou encore influence des politiques de santé aux États-Unis, le Dr Boileau a pris le temps de répondre à nos questions, entre deux boîtes à préparer pour laisser sa place à sa successeure, la Dre Caroline Quach-Thanh. Profession Santé: À quelques jours de quitter la direction nationale de la santé publique, dans quel état d’esprit vous trouvez-vous?Luc Boileau: Je me trouve au cœur d’une période de transition que j’anticipais un jour dans ma vie. Une période qui présente ses propres défis, parce que ça fait maintenant plus de 40 ans que j’ai une pratique en santé publique et que je suis un dirigeant dans le système de santé et de services sociaux. J’ai eu l’occasion de commencer très jeune, puis de compléter cette carrière managériale avec la fonction que j’occupe en ce moment. Je ne vais pas arrêter ma pratique en santé publique, j’espère éventuellement être mis à contribution. Mais pour l’instant, je vis un petit bouleversement. Surtout qu’il continue à y avoir des changements dans le système de santé et de services sociaux. Santé Québec poursuit son développement. Le Ministère qui se resitue par rapport à ses nouveaux objectifs. Ou encore l’arrivée d’autres défis possibles pour la santé publique, avec de nouvelles situations pandémiques. Ce n’est jamais calme. Il faut toujours se tenir au courant de ce qui se passe. Je suis aussi très content que l’équipe de la santé publique puisse compter sur l’arrivée de la Dre Caroline Quach-Thanh. Une personne que je connais très bien, qui a beaucoup de qualités et qui va suivre tout ça avec beaucoup d’attention.Après 44 mois passés à la tête de la santé publique, quel bilan dressez-vous de votre mandat? Vos bons coups? Vos regrets?Je suis arrivé en poste début janvier 2022, au moment où le variant Omicron a provoqué une augmentation majeure de la contagiosité de la COVID-19. Mon bilan est que j’ai été privilégié d’avoir pu servir l’État québécois en étant une figure attendue pour mon expertise en santé publique et en ayant l’opportunité de m’investir dans une crise sans précédent. Le hasard a fait que j’ai été de toutes les crises qu’a vécues le Québec ces dernières années: l’incendie de Saint-Basile-le-Grand, la crise du verglas, l’épidémie de H1N1. Au début de la pandémie de COVID-19, j’étais PDG de l’Institut national d’excellence en santé et en services sociaux, qui était mis à contribution sur les aspects cliniques, la protection médicamenteuse, la gestion hospitalière et les prévisions en lien avec l’évolution de la maladie. Je suis donc arrivé dans un contexte où je maîtrisais déjà beaucoup de paramètres. Mais j’ai quand même été plongé dans le bain de la pandémie, sans beaucoup de cordages, pour remplacer mon collègue Horacio Arruda à un moment charnière. On était encore sous couvre-feu, on avait aussi fermé toutes les écoles et on avait pris plusieurs dispositions pour protéger la contamination dans la communauté. Au final, on a traversé cette période hautement à risque en étant une des meilleures juridictions au monde sur l’indice de la surmortalité. Donc, dans les circonstances, ça a été un très grand succès.Par la suite, il y a eu beaucoup d’autres dossiers qui ne sont pas toujours apparus sur la scène publique: la fonderie Horne en Abitibi-Témiscamingue, évidemment, les feux de forêt, la question des PFAS [substances per- et polyfluoroalkylées, NDLR], les enjeux liés aux problèmes de l’itinérance, des inégalités sociales, de l’obésité, de l’usage des opioïdes, de la consommation d’alcool et de cannabis. Le spectre est assez large. Ce qui à mon sens a été intéressant, c’est qu’on a vu une volonté réelle de la collectivité de s’intéresser à ces dossiers sous l’angle de la santé publique et comment réagir à ces problèmes en ne misant pas toujours sur des services. Parfois, il vaut mieux miser sur la réduction du risque de l’apparition de ces problèmes-là, ce qui nous amène souvent à faire de la promotion de la santé, de la prévention ou de la protection. Cette logique est devenue plus claire dans l’esprit de plusieurs.L’autre élément que je me permettrais de citer, c’est le chantier majeur de la création de Santé Québec, qui touche la santé publique. Il y a eu plusieurs propositions de réorganisation de la santé publique et de sa gouvernance. Mais elle n’a pas été fondamentalement transformée en soi. Le contexte ne l’imposait pas.Vous voulez dire par là que la santé publique a gardé une certaine indépendance vis-à-vis de Santé Québec? Dans le sens où elle relève encore du ministère de la Santé.Je vous parle depuis le ministère de la Santé et des Services sociaux, à Québec, où une partie de l’équipe de la santé publique est restée. Une autre partie a été déplacée vers Santé Québec, celle qui s’occupe par exemple de toutes les modalités des campagnes de vaccination dans les établissements. Mais l’équipe qui décide de la vaccination et des vaccins qu’on recommande, elle est ici, au Ministère.Autre exemple, les directeurs régionaux de santé publique font partie des établissements. Donc de Santé Québec. Mais il y a un article dans le projet de loi 15 qui prévoit que le directeur national de la santé publique préside la table de concertation et de coordination en santé publique. Ce qui fait en sorte que la direction nationale de la santé publique préside l’organisation des travaux, des réflexions et des décisions à prendre au niveau de la santé publique régionale. Donc, ce n’est pas étanche, on a un espace de dialogue.Cela dit, la transition du système de santé vers Santé Québec reste un chantier sensible, car il ne faut pas que le système de santé carbure juste en fonction des services que l’on offre à la population. Il faut qu’il y ait une logique en arrière. Cette logique, c’est l’atteinte de grands buts en santé populationnelle au niveau des établissements et des territoires. C’est de faire en sorte que notre système de santé ne cherche pas juste à offrir des services aux citoyens, mais qu’il s’intéresse à la santé de ces citoyens en misant sur la prévention, sur des collaborations avec le secteur municipal, scolaire, etc., pour réduire l’arrivée de maladies chroniques ou de traumatismes. C’est une grosse prescription que l’on a structurée comme il faut, qui n’est pas complètement en route à Santé Québec, parce que c’est une organisation qui est encore, en partie, sur la table à dessin.Est-ce que cela revient à parler de la responsabilité populationnelle du système de santé, comme cela est évoqué au niveau des GMF?C’est exactement ça. Ça peut se situer comme vous le dites à l’échelle d’un GMF ou localement, dans la communauté, ou à l’échelle d’une région pour un établissement, par exemple.Outre la transition vers Santé Québec, il y a deux autres dimensions structurantes que je tiens à mentionner. La première, c’est le programme national de santé publique, qui est en train d’être complété. Malheureusement, il ne sera pas terminé avant mon départ. Alors, ça ne sera pas moi qui vais le signer. Ce sera la Dre Quach-Thanh qui le fera. Il nous a fallu beaucoup de temps pour monter ce programme. Il regroupe l’offre de services de santé publique de toutes les directions régionales et du Ministère. Quelles priorités conserver et lesquelles on ne garde pas? Qu’est-ce qui est efficace? Qu’est-ce qui ne l’est pas? Ça a été un gros morceau.Enfin, la troisième dimension qui pourrait changer le monde, et on l’espère, c’est la stratégie nationale de prévention. On l’a lancée avec quatre ministres le 21 août dernier. Cette stratégie n’est pas encore implantée, mais elle sera très mobilisatrice avec des objectifs ambitieux pour réduire de 10 % le fardeau de la maladie. Actuellement, le système de santé n’est pas très soutenable à long terme. On arrive à un moment où il faut se poser de sérieuses questions sur notre capacité à financer ce système. Au lieu de le couper, puis d’envoyer des morceaux au privé, on doit plutôt regarder s’il y a des choses qu’on peut éviter de faire. Les maladies chroniques, par exemple, que ce soit l’hypertension, le diabète, les problèmes cardiaques, on peut les prévenir pour éviter qu’elles soient un fardeau dont le système doive s’occuper. Nous sommes ici dans une zone d’innovation, parce que c’est très mobilisateur et qu’il reste beaucoup de partenariat à aller chercher dans la communauté. C’est un très gros morceau, mais on n’a pas le choix.Vous parlez d’un plan ambitieux. Mais du point de vue des budgets, la santé publique reste le parent pauvre du système de santé.Proportionnellement, la santé publique n’obtient pas beaucoup de crédits par rapport à d’autres enjeux de santé physique. Mais elle n’est pas pauvre. Nous sommes confortablement dans la moyenne canadienne, sinon au-dessus. La santé publique et la prévention, ça n’est pas que la direction de la santé publique qui les fait. C’est votre médecin de famille – si vous en avez un et que vous le voyez –, c’est l’infirmière, c’est le gastro-entérologue. Mais c’est aussi l’éducatrice spécialisée, le policier, votre municipalité, votre communauté, les organismes communautaires, l’entreprise dans laquelle vous travaillez. Il y a beaucoup d’autres personnes ou d’organisations qui font de la prévention.On pourrait se donner un plan d’investissement plus important et j’ai espoir, au terme de ma contribution ici, que le gouvernement investira davantage en santé publique, parce que c’est rentable de le faire. Parce qu’une société en santé est une société bien plus prospère, c’est bien documenté. Et parce que c’est rentable aussi pour le système de soins qui ne pourra pas subvenir à l’ensemble des besoins, étant donné le vieillissement de la population.Durant la pandémie, des budgets ont été débloqués pour embaucher davantage à la santé publique, à l’INSPQ et dans les directions régionales. Où en est-on aujourd’hui? La santé publique est-elle en pénurie ou en surplus d’effectifs?Il y a 10 ans, alors que le Dr Gaétan Barrette était ministre de la Santé et qu’on était dans un contexte budgétaire différent, les budgets de la santé publique ont été coupés de 30 %. Je ne veux pas critiquer cette décision, mais c’est sûr qu’elle a eu un impact. Au début de la pandémie de COVID-19, 70 à 75 millions de dollars ont été ajoutés pour augmenter les capacités dans les espaces de santé publique que vous avez nommés. Ces capacités additionnelles sont maintenant stabilisées. Mais cela reste fragile, parce qu’avec les efforts budgétaires demandés aux établissements, ils saisissent toutes les opportunités. Et il peut y en avoir aussi dans les directions régionales de santé publique. Donc, il faut être vigilant pour être certain que ce ne soit pas la santé publique qui paie les frais des efforts budgétaires. Parce qu’en santé publique, vous le savez, c’est moins visible quand on coupe les budgets. Ce n’est pas comme si on coupe dans les services à l’urgence.La transformation du réseau de la santé actuellement à l’œuvre répond-elle aux attentes du directeur de la santé publique?Je pense que oui. Santé Québec a tout le loisir de développer des stratégies pour mettre cette responsabilité populationnelle dont on a parlé et de bien l’assumer. Ça prend des données pour bien capter l’état de santé des populations, les groupes les plus vulnérables, leurs caractéristiques ethnoculturelles et démographiques afin de pouvoir les rejoindre. Et ça demande ensuite d’organiser des services avec le milieu communautaire et tous les services de première ligne. Les médecins de famille, les infirmières, les pharmaciens communautaires, les travailleurs sociaux, ce sont eux qui ont aussi des capacités d’influence sur la santé des gens. Sur le papier et dans les faits, on a eu de très grands succès ces 20 dernières années dans ces domaines-là, mais il faut aller plus loin et il faut aller plus vite pour réduire le fardeau de la maladie. nLes propos du Dr Boileau ont été adaptés par souci de clarté.

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