Diminuer l’ego médical et s’ouvrir aux autres médecines

La dérive du système de santé québécois. Sous ce titre, le Dr Martin Moisan1 vient de publier à compte d’auteur (Éditions Dakyil) ce qu’il considère comme « le fruit d’un cheminement personnel et professionnel ». Ce livre, dit-il, est né de son bagage de médecin généraliste, de praticien en massothérapie (shiatsu) et d'enseignant en tao (chi kung, tai chi et méditation). Il décrit certains malaises et problèmes qui touchent le système de santé québécois et tente d’apporter des pistes de solution.De quelle dérive du système de santé québécois parlez-vous ?En fait, j’en vois quatre principales.1. Une dérive financièrePlus de 13 milliards $ ont été investis dans le système de santé en 10 ans; la part du budget de la santé atteint 47,5 %2 des dépenses des programmes gouvernementaux. Si l’on y ajoute le remboursement de la dette (12 % des dépenses), on arrive à presque 60 %.Il ne reste donc qu’environ 40 % pour tous les autres ministères. À mon avis, nous n’avons plus de marge de manœuvre et nous ne pouvons plus augmenter la part du budget de la santé. Si encore les résultats étaient à la hauteur des sommes investies, ça pourrait aller. Or, il n’y a désormais plus de lien entre l’investissement croissant et l’amélioration des services (long temps d’attente dans les urgences, difficultés d’accès aux soins de première ligne, etc.).2. Une dérive de surconsommation de médicaments Elle concerne entre autres les antidépresseurs, prescrits en quantité phénoménale aux adultes et aux jeunes.Actuellement, 10 % des gens au Canada prennent ces médicaments. En 2010, les Québécois consommaient 36 % des antidépresseurs au pays, alors qu’ils représentaient 23 % de la population. Le Québec est devenu, en 2008, la province où l’on prescrit le plus d’antidépresseurs aux jeunes. Inquiétant !Plusieurs facteurs sûrement peuvent expliquer cette surconsommation. Les médecins ne sont pas les seuls en cause. Bien des patients ont tendance à chercher la pilule miracle pour résoudre leur mal-être. Des études révèlent aussi que l’industrie pharmaceutique cache certains résultats de recherche, pour ne montrer que les bons. Si bien que nous, médecins, sommes instrumentalisés.3. Une dérive liée à l’épuisement des soignants Le personnel médical est plus fatigué, épuisé et déprimé que la population en général. Si, au moins, la demande de soins était appelée à diminuer, on se dirait qu’on a atteint un sommet; on prendrait alors notre mal en patience. Mais non ! D’ici cinq ans, 100 000 personnes âgées supplémentaires requerront des soins à domicile, pour ne parler que de cette réalité.4. Une dérive idéologiqueLes valeurs qui ont présidé à la mise en place de notre système public s’étiolent. L’heure est davantage au « chacun pour soi ». On le voit nettement sur le plan syndical, y compris chez les médecins, et c’est la population qui en souffre. La flamme du service aux patients, surtout aux plus démunis, est-elle en train de s’éteindre chez les docteurs ? J’ai tendance à penser que oui, et ça commence à faire mal. Je constate une perte d’idéal au profit des intérêts individuels et de groupe.Que proposez-vous pour contrer ces quatres dérives ?1. Pour contrer la dérive financièreIl faut trouver le moyen de diminuer le nombre de consultations médicales. Cela passe, selon moi, par l’élargissement de notre modèle de prévention, en incluant des notions sur la santé émotive de la population. Agir davantage en amont par des approches complémentaires (acupuncture, yoga, tai chi) peut sans doute aider à diminuer la demande de soins curatifs, ce qui pourrait amener une diminution des coûts.2. Pour contrer la dérive de surconsommation des médicamentsAvec les antidépresseurs, par exemple, je prône le retour au bon sens, car on est allé trop loin. Oui, ils sont d’un grand secours quand il y a idéation suicidaire grave. Mais pour des symptômes dépressifs légers à modérés, plusieurs études démontrent qu’ils ne sont pas plus efficaces ou à peine supérieurs au placebo. Mieux vaut alors se tourner vers des approches complémentaires, à la condition bien sûr que le patient y soit ouvert.3. Pour contrer la dérive liée à l’épuisement des soignants Ce sujet me touche particulièrement. Le niveau d’épuisement du personnel médical indique que le pivot central de notre système de santé n’est pas en bonne santé. Il a donc besoin d’aide, et cela urge, car avec la population vieillissante, la demande de soins va augmenter et la pression sur les intervenants va également s’accentuer. Mais comme médecins, où parler collectivement de cette réalité ? Il n’existe aucun lieu de libre discussion, dans notre profession, pour aborder cet enjeu.La solution ? Que le médecin, en tant qu’individu, devienne un modèle de santé. Or, j’ai bien de la difficulté à retrouver ce modèle chez nombre de mes collègues. Notre travail comporte en soi un stress important, mais chaque médecin, moi inclus, doit tenter de se soigner lui-même avant de soigner les autres, et de prendre soin de sa santé émotive. Il est alors plus facile de performer au travail et, surtout, cela nous met moins à risque d’erreurs médicales.4. Pour contrer la dérive idéologiquePas simple, mais il s’agit de retrouver une solidarité de groupe. Là où nous, médecins, pouvons nous rejoindre, c’est dans le service que nous rendons à la population. Il s’agirait donc de cultiver davantage cette envie de servir, au lieu de favoriser une attitude plus égocentrique et ses propres besoins individuels.Quatre dérives, ça fait beaucoup...Oui, et toutes se renforcent mutuellement. J’en ajouterais une cinquième, bien plus fondamentale en fait, et qui concerne l’approche rationnelle de la médecine moderne. Cette médecine des données probantes est arrivée, selon moi, au bout de ses capacités. Elle se heurte à présent à ses propres limites et doit être complétée par d’autres approches (acupuncture, ostéopathie, yoga, tai chi).Mon livre ne sera pas aimé par tous les médecins, je le sais, car il remet en cause la pensée scientifique lorsqu’elle est employée à outrance, c’est-à-dire en dehors de la spécificité de la médecine moderne. Mais cet ouvrage, je l’ai écrit d’abord pour la population, la grande oubliée de notre système de santé.À quoi pensiez-vous, pour la population ?Notre objectif, en tant que médecins, est de rendre les gens le plus autonomes possible vis-à-vis de leur santé. J’ai parfois l’impression que les médicaments favorisent au contraire une certaine dépendance, entre autres les antidépresseurs. Je ne suis pas contre les médicaments, j’insiste, je suis plutôt pour leur usage judicieux et pour l’ajout d’approches alternatives et complémentaires.Pourquoi le modèle scientifique est-il parvenu au bout de ses capacités, selon vous ? Parce que si la science sait diviser les choses, découper la réalité en petits morceaux, elle a de grandes difficultés à s’insérer dans un mouvement qui englobe l’être humain dans son ensemble. Malgré toute son expertise dans les situations d’urgence et ses mérites d’avoir contribué à prolonger l’espérance de vie, la médecine scientifique arrive à un point où elle est confrontée à son incapacité de percevoir l’être humain dans sa globalité. Elle tend donc à oublier, en dehors de sa spécificité, les émotions et l’aspect énergétique du corps, ce qui peut amener des gestes et des comportements déviants.Il s’agit, selon vous, d’équilibrer les choses...Oui, la vision de la globalité de l’être humain peut venir en renfort dans le système de santé. Elle peut équilibrer une science moderne qui fonctionne à partir d’une pensée unique, unilatérale, que je résume, en caricaturant, par la formule suivante : « un problème, un médicament ».Ce type de médecine, en effet, part de A vers B, du diagnostic vers le traitement. C’est l’approche idéale dans les situations d’urgence (crises cardiaques, appendicites, traumatismes de la route). Est-ce en revanche la meilleure façon de penser pour les cas de dépression ou pour les troubles de dysfonction érectile, par exemple ? Là, à mon humble avis, la médecine moderne aurait avantage à s’enrichir de notions provenant des médecines orientales, telles que l’acupuncture.Qu’est-ce qui pourrait venir équilibrer les excès de la médecine moderne ?Introduire à l’hôpital certaines thérapies complémentaires qui visent, entre autres, une meilleure santé sur les plans émotif et énergétique. Elles peuvent donner une bouffée d’air frais au système de santé. Il ne s’agit pas de remplacer une approche par une autre, mais plutôt de faire en sorte que ces approches se complètent. C’est un travail d’équipe.Il existe au Québec un clivage important entre la médecine moderne et les approches complémentaires, comme l’acupuncture. Pour que des soins optimaux soient offerts à la population, nous aurions avantage à ce que l’ego médical diminue et que s’installe une plus grande ouverture. C’est dans la complémentarité que se trouve une des solutions aux problèmes du système de santé québécois.Y a-t-il des indices de cette ouverture aux approches alternatives et complémentaires ?Oui. Aux États-Unis, 31 centres hospitaliers ont déjà fait une place à la médecine intégrative, qui englobe plusieurs approches (médecine moderne, acupuncture, ostéopathie, massothérapie). Le Québec accuse un sérieux retard au chapitre des soins intégrés, par rapport aux États-Unis et à la France. La population, selon moi, est de plus en plus réceptive à la complémentarité des différentes approches.Vous prônez un modèle qui réunit l’Orient et l’Occident. En travaillant à Kanesatake, avec les Amérindiens, vous rapprochez-vous de cette réalité ? Bien que je côtoie les Amérindiens dans un contexte médical, j’ai parfois l’impression que leur culture transporte un bagage de l’être humain qui me rapproche de certaines valeurs de l’Orient, que nous aurions même avantage à intégrer dans notre système de santé.Prenez la mort, par exemple. Pour la pensée rationnelle de la médecine occidentale, elle ne se résume qu’à l’arrêt du fonctionnement des organes vitaux. Mais les Amérindiens, tout comme certaines philosophies ou religions d’Orient, apportent des explications à ce mystère, ce qui introduit une autre dimension où entrent en jeu l’invisible, l’énergie, l’intemporel.En résumé ? La médecine moderne fait des merveilles dans les situations d’urgence et de survie, mais lorsqu’elle sort de cette spécificité, sa démarche uniquement rationnelle limite sa portée. Le temps est venu de lui ajouter, ou du moins de tenir compte, des composantes émotive et énergétique de l’être humain, sans négliger l’apport et l’expertise de la science actuelle.Chose certaine, le système de santé a besoin de renfort. Et d’où peut-il venir ? De l’État ? Non, j’en doute fortement. À mon avis, il peut entre autres provenir de l’acupuncture et de certaines techniques de méditation, à condition qu’elles soient de plus en plus intégrées dans le réseau de soins et qu’on les retrouve même à l’hôpital, comme ça commence à être le cas aux États-Unis, avec le modèle de la médecine intégrative.La prévention en matière de santé émotiveQue feriez-vous demain matin si vous étiez ministre de la Santé ? Voici la réponse du Dr Martin Moisan :Je mettrais davantage l’accent sur la prévention. Pas juste sur la prévention physique (alimentation, sommeil, exercices, lutte contre le tabagisme et l’excès d’alcool), qu’il faut certes encourager. J’ajouterais la prévention en matière de santé émotive. J’élargirais donc le modèle actuel, d’autant plus que les liens entre les émotions et la santé physique sont de plus en plus établis.Quand je dis « santé émotive », je fais référence aux questions suivantes : « Est-ce que je gère bien mes émotions ? Ai-je tendance à les exprimer ou à les refouler ? Est-ce que, lorsque je vis un malaise, physique ou psychologique, je peux identifier les émotions en cause ? » Encourager une meilleure santé émotive peut avoir des répercussions sur le plan physique. D’où l’intérêt d’élargir notre modèle de prévention.1. Médecin de famille, Centre de santé Kanesatake. Praticien en massothérapie (shiatsu) et instructeur en tao (chi kung, tai chi). www.martinmoisan.com2. Au sujet des dépenses du gouvernement, le budget de la santé occupe 47,5% et le reste, 52,5%, est pour les autres ministères. Les 12% consacrés au remboursement de la dette ne font pas partie, semble-t-il, de ces calculs. Donc ce n'est pas 47,5% + 12% + 40,5% (autres ministères), mais plutôt 47,5% + 52,5% (autres ministères), ce qui exclut le remboursement de la dette (12%).NDLR : La rémunération des médecins et le coût des médicaments sont les deux postes qui augmentent le plus.

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