Dépannage en pharmacie d’établissement: l’APES nuance sa position

«Il faut qu’on dose notre point de vue.» C’est dans ces mots que Linda Vaillant explique la posture légèrement ajustée de l’Association des pharmaciens des établissements de santé du Québec (APES) concernant le recours à la main d'œuvre indépendante (MOI) dans les pharmacies d’établissement. «Si on tire tout de suite la plogue et qu’on supprime tout recours à la MOI, il va y avoir de sérieux problèmes de prestations de soins et de services», poursuit-elle. La position du syndicat a initialement été adoptée en décembre 2010, puis révisée une première fois en décembre 2017.L’APES prône donc désormais l’abolition progressive du recours aux pharmaciens dépanneurs, conformément à la Loi limitant le recours aux services d’une agence de placement de personnel et à de la main-d’œuvre indépendante dans le secteur de la santé et des services sociaux au Québec, promulguée le 4 octobre 2023, et qui vise à abolir graduellement cette pratique d’ici 2026.À lire aussi: Transformation du système de santé: «le gouvernement doit inclure les pharmaciens d’établissement»«Il n'y a pas le même engagement, la même stabilité»«L'APES voit toujours d’un mauvais œil l’évolution des équipes avec un fort recours à la MOI, assure Linda Vaillant. Ce n’est pas la même chose de passer une semaine par an dans un établissement que d’y passer 52 semaines. Il n’y a pas le même engagement, la même stabilité. C’est un pansement pour pallier les pénuries de personnel.» Selon le syndicat, qui avait partagé ses recommandations dans un mémoire en mars dernier, le recours à la MOI en pharmacie d’établissement a augmenté de 24% entre 2022 et 2023. «Le gouvernement n’a pas réussi à éradiquer le dépannage; il demeure utilisé alors que la position de l’APES adoptée en 2017 anticipait sa disparition sur une période de 5 à 7 ans», peut-on lire dans la note publiée sur son site. Actuellement, les services de soin et de santé ont recours au dépannage lorsqu’ils approchent d’un point de rupture en ce qui a trait au personnel disponible. En pharmacie d’établissement, deux postes sont généralement en tension: la préparation des ordonnances et les soins pharmaceutiques, explique Linda Vaillant. «Lorsqu’il y a une pénurie de personnel, on va déplacer les pharmaciens des soins vers les équipes de base pour traiter et administrer les ordonnances, puis on aura recours à la MOI.» À lire aussi: Transformation du système de santé: «le gouvernement doit inclure les pharmaciens d’établissement»La plupart des pharmaciens dépanneurs sont déjà à l’emploi d’autres établissements du réseau de la santé et des services sociaux (RSSS). Mais le recours aux agences privées est de plus en plus courant et coûteux – la MOI des agences privées représentait 5,42% de la masse salariale totale en 2021-2022, contre 1,48% en 2016-2017, et la pratique a coûté près de 3 milliards de dollars au réseau public entre 2016 et 2022, selon des chiffres du Syndicat canadien de la fonction publique. Une échéance éloignée des réalités du terrain«Imaginez, ne pas savoir si on va trouver un pharmacien qui sera disponible, et s’il va bien venir travailler comme convenu… Les pharmacies qui ont recours à la MOI ont souvent un mal fou à remplir leurs quarts, le chef de département de la Côte-Nord par exemple doit remplir des quarts de travail toute l’année dans plusieurs installations.» Une difficulté supplémentaire pour le personnel, puisque les assistants techniciens en pharmacie (ATP) «doivent pouvoir se reposer sur le pharmacien avec lequel ils travaillent». Cette pratique met en péril la quantité, et donc la qualité des soins apportés aux patients, déplore-t-elle: «Si on retire le pharmacien d’une salle d’urgence par manque de personnel, qui va prendre en charge le patient et évaluer ses symptômes? Cela pourrait conduire à renvoyer ce patient sans avoir compris le cœur du problème, retarder sa prise en charge et le pousser à revenir une seconde fois aux urgences», s’inquiète Linda Vaillant. Mais l’échéance proposée par le projet de loi 10 fait grincer des dents. «Nous avons des réserves sur ce point, reconnaît la directrice générale. 2026, c’est demain matin. Et nous ne voulons pas pénaliser certains patients en allant trop vite. Ça nous prend six ans pour former un pharmacien d’établissement, nous n’aurons jamais réussi à combler tous les postes vacants à temps. Il faut des échéances, mettre des mécanismes auxiliaires en place.» L’association a d’ores et déjà obtenu l’exclusion de certaines régions éloignées et aux prises avec de fortes pénuries de main-d’œuvre, comme le Bas-Saint-Laurent, l’Abitibi-Témiscamingue, le Nord-du-Québec ou encore l’Outaouais. «L’échéance de 2026 ne s’appliquera pas aux pharmaciens de ces régions», affirme Linda Vaillant, qui témoigne d'une source de stress et d’instabilité importantes pour les établissements et rappelle l’importance de maintenir, au-delà de l’échéance prévue, la possibilité de recourir à la MOI en pharmacie dans ces régions. Sécuriser la professionLinda Vaillant réclame aujourd’hui «un virage sécuritaire», et un investissement dans le recrutement et les conditions de travail des pharmaciens d’établissement. «Environ un poste sur cinq est encore vacant aujourd’hui. Nous avons besoin de pharmaciens dans divers secteurs de soins. Le gouvernement doit mettre en place des conditions de pratique favorables au recrutement en établissement de santé.» Un recrutement qui doit commencer pendant les études. À lire aussi: Soins de longue durée: «il faut un écart salarial cohérent» entre les Pharm. D. et les MPAEn effet, au Québec, 80% des pharmaciens travaillent dans le privé. Pour progressivement abandonner le recours à la MOI, il s’agit donc d’attirer, et de garder les étudiants en pharmacothérapie avancée. Pour ce faire, Linda Vaillant est catégorique: les salaires devront être revus à la hausse, et les rythmes de travail ajustés. «On le sait, les salaires sont moins bons dans le public que dans le privé, et les jeunes pharmaciens aujourd’hui veulent trouver un équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle.» Parmi les autres chantiers à mettre en place: créer des pôles de main-d'œuvre via des ponts entre les départements de pharmacie, car certains ont plus de facilité à recruter quand d’autres font face à des pénuries plus récurrentes. «Nous sommes à l’aube des négociations», conclut Linda Vaillant, confiante.

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